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Donald Trump, cet inconnu qu’on adore détester

Publié le : 17 décembre 2018 à 16:02
Dernière mise à jour : 18 décembre 2018 à 11:43
Par Florent Bonnetain

Une américaine perspective sur la dernière campagne de Strasbourg pour les élections européennes

Par Florent Bonnetain

Voilà une campagne originale : mobiliser Donald Trump pour inciter les gens à voter aux élections européennes. L’affiche est très intéressante. Elle fait écho à l’analyse d’un chercheur américain qui note qu’en communication électorale les images ont laissé place aux visages. Ici à la silhouette. Le medium, c’est la figure de Trump, mais aussi de Kim ou de Poutine. En Europe personne, la preuve. L’angle de la campagne se veut, disons-le, disruptif. L’intention est louable, au point où on en est, autant essayer l’eau chaude. En l’occurrence, on risque sérieusement de s’ébouillanter. Pas tant parce que le concept s’appuie sur une lecture franco-française du phénomène Trump – en communication le cadre de référence compte tout autant que les faits. Mais parce qu’elle est tout simplement indéchiffrable. Que faut-il comprendre de l’opposition entre ces deux symboles polysémiques ? Quels messages les électeurs, dans leur diversité, peuvent-ils construire en voyant cette affiche ? Si on élargit la focale, l’image produit plutôt un contresens électoral, politique, institutionnel et géopolitique. Malheureusement, si l’on ne retient qu’une seule idée, transversale et significative, c’est surtout que l’Europe n’a plus rien à dire !

Trump, le visage de l’abstention

C’est le message premier : si vous n’allez pas voter, on risque l’élection d’un Trump européen. Autrement dit : l’abstention, c'est la porte ouverte au populisme – il faudrait d’ailleurs qu’on arrête d’utiliser ce mot à tort et à travers, je cède à la facilité.

Or, que s'est-il passé aux États-Unis en 2016 ? C’est la participation qui a permis l’élection de Donald Trump. Il a mobilisé les votes dans des États clés et ramené aux urnes d’anciens électeurs démocrates. Certes, Clinton a remporté le vote populaire de près de 3 millions de voix (un écart de 2,1 points), mais Trump a fait basculé le pays via une stratégie d’arithmétique géographique chirurgicale. On peut discuter le mode de scrutin – assez similaire à celui de la loi PLM soit dit en passant – il est néanmoins emprunt d’une certaine logique, et oriente la manière de faire campagne. Les innombrables turpitudes du système électoral sont plus en cause que la seule modalité d’élection du président.

L’enjeu, c’est donc la participation. Les Américains ne sont pas inscrits automatiquement sur les listes électorales et les lois des États peuvent écarter du scrutin certaines catégories de personnes. Le job principal des équipes de campagne est donc de convaincre les électeurs potentiels de se déplacer. En 2016, 136 millions d’Américains – record absolu en nombre – se sont rendus aux urnes, soit environ 55% des citoyens en âge de voter. Si le taux de participation s’avère être, en réalité, plus faible que lors de l’élection de Barack Obama, c’est au niveau des États qu’il faut regarder la capacité de l’équipe Trump à mobiliser les électeurs là où le vote était particulièrement stratégique. Les élections de midterms de novembre dernier ont confirmé ce rôle majeur de la participation : 35 millions d’électeurs supplémentaires par rapport aux midterms de 2014. Cette mobilisation spectaculaire est venue conforter les lignes du scrutin de 2016. Le GOP a perdu la Chambre des représentants, mais la vague bleue – entendez démocrate – n’a pas vraiment eu lieu. Surtout, partout où Donald Trump, qui n’a pas été avare de son temps de président pour faire campagne, s’est rendu à un meeting, le candidat républicain a été élu.

Trump, la menace fantôme

Une seconde lecture de l’affiche se veut plus wagnérienne. Trump est un leitmotiv – attention la musique arrive. On peut, sans changer le sens du message, remplacer la silhouette du président américain par celle de Dark Vador, ce qui serait presque plus intéressant. Face-à-face, le mal et le bien, Dark Trump et l’Alliance européenne. Trump incarne tout ce contre quoi l’Europe veut nous protéger :

  • le renoncement à la lutte contre le réchauffement climatique au nom des intérêts nationaux et des travailleurs,
  • le renforcement d’une politique anti-immigration inhumaine que rend visible la construction du mur à la frontière mexicaine ou la séparation des enfants de migrants et de leurs parents,
  • l'entrave au commerce mondial par un retour au protectionnisme et l’érection de nouvelles barrières tarifaires entre partenaires économiques,
  • les baisses d’impôts spectaculaires et la réduction drastiques des moyens alloués à ce qu’il reste de service public, notamment dans l’éducation et la santé.

Mais comment l’Europe pourrait-elle être un rempart contre le trumpisme alors que, pour une partie des électeurs, elle en est le cheval de Troyes à travers les politiques qu’elle mène. Mais pourquoi l’Europe devrait-elle être un rempart contre le trumpisme alors qu’une partie de la population, en Europe comme aux États-Unis, adhère à ses principes. Il apparaît, pour une partie de l’électorat, comme une juste réponse aux démons de la mondialisation qui a laissé sur le carreau « la classe moyenne blanche, travailleuse, éloignée des métropoles » pointée par Steve Bannon, le sulfureux conseiller qui s’intéresse désormais au destin européen. La mise en scène des résultats économiques par le président américain – qu’importe qu’ils soient justes ou faux, imputables à sa politique ou pas – a conforté ses électeurs et en a conquis de nouveaux, comme l’ont montré les résultats de novembre. Trump n’est pas un accident industriel.

Derrière la figure pittoresque du président, il y a une réalité politique très assumée. Une vision très conservatrice de la société. Il faut souligner que si la candidature de l’animateur de The Apprentice a été soutenue, au fur et à mesure que la campagne avançait, par le Parti Républicain, c'est simplement parce qu'il est apparu comme celui qui pouvait l'emporter. Or l’intelligentsia conservatrice n'avait qu'un seul objectif : prendre la Maison Blanche. Quel que soit le candidat. Trump ou un autre. Pourquoi ? Pour détenir le pouvoir le plus important des États-Unis : la nomination des juges. Par un concours de circonstances dont on débrouillera un jour le hasard, Trump a nommé deux juges très conservateurs à la Cour Suprême – ce qu’aucun président américain n’avait eu l’occasion de faire auparavant. Et l’état de santé de la juge libérale Ruth Bader Ginsberg, 85 ans, dont le biopic est sorti cet automne, fait l’objet de toutes les attentions : 2020 peut déjà paraître loin, mais que dire de 2024… Est en jeu notamment l’exercice des libertés fondamentales – l’arrêt Roe v. Wade qui autorise l’avortement pourrait connaître un renversement de jurisprudence – dont la Cour prescrit l’interprétation.

L’engagement du candidat Trump à nommer des juges conservateurs à la Cour Suprême a été un élément essentiel pour son élection. Le thème s’est invité de nouveau dans la campagne des midterms à travers la confirmation par le Sénat, quelques semaines avant le scrutin, de Brett Kavanaugh pour siéger à la place du juge Kennedy. Certains sénateurs républicains, qui envisageaient de voter contre cette nomination soit par conviction, jugeant le candidat du président trop conservateur, soit par doute quant aux accusations de harcèlement sexuel auquel il a fait face, se sont finalement ravisés de peur de mécontenter leur électorat. Ce tropisme réactionnaire, très vif aux États-Unis (entre 80 et 90 % des électeurs républicains soutiennent l’action du président), traverse aussi notre continent. Bien sûr sous des formes, des expressions et des ampleurs différentes. Alors si l’Amérique de Trump peut être présentée comme l’antithèse de l’Europe libérale, au sens économique comme politique, le repoussoir ne sera, pour une partie de l’électorat, peut-être pas celui qu’on croit.

Trump, le maudit

Notre affiche voudrait-elle alors pointer la tentation autoritaire ? La sémiologie soutient a priori cet argument de manière assez efficace. L’image, en noir et blanc, n’est pas sans évoquer celle d’Hitler – coupe de cheveux vs moustache – dans son avatar grotesque croqué par Chaplin, ou celle du Docteur Folamour électrisé par Kubrick, l’œil rivé sur le bouton nucléaire. Pour autant, Trump n’est pas un dictateur. Quand bien même le voudrait-il, qu’il ne le pourrait pas. La place qu’occupe la Constitution dans le contrat politique et social américain est fondamentale. Quasi religieuse.

Les États-Unis ont mis en application, à la lettre, la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu, comme l’a décrit Tocqueville dans son célèbre opus. Séparation horizontale : l’exécutif, le législatif et le judiciaire jouent chacun leurs cartes. C’est ce qui explique l’importance de la nomination des juges. C’est ce qui a permis au Sénat, pourtant Républicain, de faire échouer l’abrogation de l’Obamacare, grâce à l’implication du Sénateur McCain. C’est ce qui fait de la construction du mur un point de blocage entre le Congrès et la Maison Blanche, menaçant le gouvernement d’un nouveau shutdown. Séparation verticale aussi : les États, comme les villes, sont dotés de pouvoirs normatifs très importants, sans parler du rôle joué par la société civile et par le monde économique. C’est ce qui fait que, malgré la charge symbolique, le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris n’est pas aussi dramatique que ce qu’on pourrait craindre.

Laisser entendre que Donald Trump incarne la menace des démocraties illibérales, c’est faire déménager la Maison Blanche rue du Faubourg Saint-Honoré. Car c’est bien en France que le Président de la Ve République gouverne seul, que le Parlement enregistre, que les acteurs locaux se voient dévolus la gestion des cimetières et le subventionnement du tissu associatif – d’accord j’exagère, mais c’est pour la clarté du propos. Admettons néanmoins que, lorsqu’on diminue les dotations de l’État, qu’on réorganise arbitrairement la carte des régions, qu’on supprime un impôt local, la libre administration des collectivités locales, c’est en effet, un principe ! Alors oui, Trump à l’Élysée, c’est véritablement effrayant. Trump à Bruxelles ? Je crois qu’il y a malheureusement longtemps qu’une partie des citoyens européens voient dans la Commission une instance autoritaire, tout au moins anti-démocratique. Certains liront alors l’étoile bleue comme un corolaire bien plus que comme un rempart au trumpisme.

Trump, le visage de l’ennemi

Vient alors l'image de l'Europe contre l'Amérique. Car en communication, on ne peut prendre la partie sans le tout. On ne peut pas brandir Trump sans mettre en accusation l’Amérique toute entière. Le faudrait-il d’ailleurs ? On pourrait tracer une grande partie de nos inquiétudes vieux-continentales dans la politique de l’administration Obama. Imaginerait-on pour autant utiliser la silhouette filiforme du président démocrate sur une affiche similaire ? Non, parce que ce que les États-Unis ont dégainé une arme de communication massive : la cool attitude. Et voilà comment, pour éviter l’eau tiède on se prend une douche froide, en jetant le discernement avec l’eau du bain.

Ce vieux fond d’anti-américanisme, aussi utile qu’infondé, irrégulier que légitime, gratte un peu quand même à l’heure des commémorations de la fin de la Première Guerre mondiale. On avancera toujours l’idée que l’interventionnisme américain n’est mu que par la poursuite des intérêts du pays. Oui, depuis le 4 juillet 1776, l’Amérique se protège. Mais peut-on encore lire notre rapport aux États-Unis à l’aune du plan Marshall et de l’américanisation du monde post 1945 ? Alors même que Trump renoue avec Roosevelt – Teddy pas Franklin – et ses prédécesseurs. Alors que la plus puissante démocratie du monde montre des signes de faiblesse face à l’ingérence désormais certaine de la Russie dans l’élection de 2016. Alors que la Chine avance tranquillement ses pions en Afrique, et se prépare activement au renversement de la géopolitique mondiale de l'ère post-pétrole.

Mais plus encore, le prisme des États est-il toujours un argument valable ? Les électeurs ne sont pas dupes, pas plus que les institutions européennes qui mettent en avant des thématiques électorales qui, justement, ne peuvent s’appréhender de la sorte. La menace terroriste provient d’organisations non territoriales dotées d’une capacité gramscienne d’adaptation. Les bouleversements climatiques terrassent la notion de frontière comme unité fondamentale d’action politique. Et le bulletin de vote pèse peu face aux algorithmes quand on voit l’impuissance du pouvoir politique à faire plier les GAFA, malgré les spectaculaires auditions du patron de Facebook par les commissions du Congrès, malgré le bras de fer, une nouvelle fois avorté, engagé par la Commission européenne sur le plan fiscal.

Alors quel visage pour mobiliser face aux dangers qui menacent l’Europe ? Xi Jingping ? Trop discret, personne ne le reconnaît. Narendra Modi ? Comment se méfier d’un mec qui fait des câlins à tout le monde ! Ben Laden ? Depuis qu’il est mort, il renait sous mille traits. Mark Zuckerberg ? Un éternel étudiant américain, aux airs de capitaine d’équipe de foot. Une pomme ? Même Blanche-Neige y a succombé… Donald Trump. Parfaitement authentique dans le rôle du gars qu’on adore détester.

Trump, l’épouvantail

Reste donc la technique du repoussoir. Un peu grossier mais pourquoi pas. Assez fréquent aux États-Unis qui autorise la publicité comparative : en communication politique tous les coups sont permis et c’est assez violent. L’argument du rempart – contre Trump – c’est celui qu’a utilisé cet été Andrew Cuomo dans la primaire démocrate pour sa réélection comme gouverneur de l’État de New York. Des spots télé qui affirment et montrent à travers une scénarisation musclée que lui seul à la stature pour s’opposer à la politique du président. Résultat : balayée Cynthia Nixon, actrice célèbre de Sex in the City, venue challenger le baron local. Pourquoi ça marche ? Parce que Nixon s’est positionnée très à gauche – revendiquer l’épithète socialiste est un sacré pari outre-Atlantique. Parce que les démocrates n’ont aucun risque de perdre l’élection. Parce que dans la grosse pomme on déteste Trump au point qu’il a, sur ce qu’il représente, renforcé l’identité new-yorkaise. Parce que la politique est avant tout un spectacle, et qu’au pays de l’entertainment on aime ça. Mais cela masque le fait que le candidat du parti n’a rien de nouveau à dire. Et que le gagnant n’est pas celui qu’on croit.

C’est là le plus désolant. Oh, ce n’est pas de la faute des communicants, qui cherchent une nouvelle piste pour mobiliser les électeurs. Les politiques et les institutions leur ont bien savonné la planche – on va le traîner longtemps le référendum de 2005. Responsables ou coupables, les communicants publics ? À l’issue du passionnant procès qui leur a été fait en ouverture du Forum Cap’Com de Lyon, je plaide la légitime défense. Nous voilà donc rendus à mobiliser l’image du président américain pour inciter les gens à voter aux élections européennes. Malgré tout ce que nous avons dit au-dessus, pourquoi pas. Au premier abord l’image percute, peut-être provoquera elle chez certains un « vote d’impulsion ». On ne sera malheureusement jamais en capacité d’évaluer l’impact d’une telle campagne sur un sujet aussi complexe.

L’intuition des communicants serait juste, si le message secondaire n’était pas aussi triste, aussi prégnant, aussi tranchant. L’Europe n’aurait plus rien à dire. Certes le projet européen est mal en point, mais non l’Europe n’est pas morte, non l’Europe n’a pas rien à dire. Seulement, à l’inverse du candidat puis président puis futur candidat Donald Trump, l’Europe n’a pas de visage(s), elle incarne tout sauf l’authenticité, et elle s’avère incapable d’endosser la culture populaire. Cette campagne est finalement courageuse : elle assume le déficit de la relation entre l’Europe et ses citoyens. Tout cela est somme toute très injuste pour le Parlement européen, méritant à bien des égards, qui a conquis pas à pas sur les traités, sur les États, sur la technocratie, des espaces de démocratie essentiels. Alors, pour soutenir ces efforts et donner du poids à nos représentants, le 26 mai prochain, votons. L’oncle Donald n’a qu’à bien se tenir.