Discours politique : rhétorique, émotion et valeurs communes
À l’heure où France 2, pour la première fois de son histoire, programme un concours d’éloquence en prime time et à celle où, grand débat national oblige, le poids de la parole est un réel enjeu dans les centaines de réunions organisées partout en France, il n’est pas inutile de se replonger dans les bases de la rhétorique. Et, qui sait, cela peut aussi servir nos compétences professionnelles.
Par Marc Thébault
Lorsque j’étais au lycée, j’ai eu la chance d’avoir un professeur d’anglais qui, s’il ne m’a pas réellement inculqué de solides bases – je reste sur un lexique de touriste de base, avec l’accent franchouillard qui va avec –, m’a néanmoins appris l’humour. British s’entend. Ainsi, s’il a pu en fin de trimestre écrire sur un de mes bulletins « Parle couramment français », il a su dans un autre noter « Parle d’abondance, parfois pour dire quelque chose ». On le voit, la problématique du discours m’a interpellé très tôt ! Puis, le hasard faisant bien les choses, devant effectuer un récent trajet Caen/Paris pour lequel j’estimais qu’un peu de lecture serait bienvenu pour changer du traitement de mes dossiers pros dans le train, j’ai trouvé dans le kiosque de la gare le numéro de mars 2019 de Sciences Humaines, le n° 312, contenant le dossier « L’art de parler ». Fervent lecteur de cet excellent magazine, je me suis plongé dans sa lecture contre la modique somme de 5,70 €. Bien sûr, il n’est pas question de vous faire un résumé exhaustif. Il s’agit juste de vous faire partager quelques idées et réflexions, en lien, évidemment, avec notre champ professionnel.
Tout d’abord, il est intéressant de noter que, d’après le dossier et ses auteurs, l’art oratoire se serait éternellement construit dans une tension certaine entre deux objectifs : développer un pouvoir de conviction ou rechercher le vrai. Ainsi, le combat semble permanent entre persuasion et vérité. Les deux n’allant donc pas de pair. Les prestations du président Macron, à l’occasion des divers débats qu’il anime, sont plus souvent commentées comme des performances sportives (« de haut niveau », précisent les plus impressionnés) que comme des modèles de dialogue et d’écoute ou de partage de vérité. Il arrive sans doute à développer une vraie force de conviction. Mais, en dehors des militants zélés, personne ne fera de lien automatique entre cette puissance oratoire et un quelconque partage de « vérité ».
Une des auteurs du dossier, Barbara Cassin, philosophe, philologue helléniste et académicienne française, et dont le dernier ouvrage porte le titre de « Quand dire, c’est vraiment faire » (Fayard), propose de différencier trois formes de discours. D’abord le « parler de » : « parler ici, sert la vérité. On dit quelque chose qui est vrai ou non ». Puis le « parler à » : c’est le lieu de la rhétorique, de la persuasion. Enfin, il y a le « parler pour parler » ou « parler pour agir » : ici le discours « transforme directement le monde. L’effet peut être limité, comme quand un curé dit « Je te baptise » - c’est ce que le philosophe John Austin appelle un « performatif ». Ou plus vaste et plus diffus, comme quand nos perceptions, nos représentations, sont transformées par le discours, et qu’on se met à voir le monde autrement … ». Et cette transformation des représentations est bien un des enjeux majeurs dans nos domaines professionnels, nous qui mettons tant d’énergie à tenter de modifier le regard des autres sur nos institutions, nos services publics, les actions de nos élus ou de nos collègues, etc. ou sur l’image même de nos territoires, histoire de lutter contre idées reçues, clichés et méconnaissance.
Et Barbara Cassin d’alerter sur le fait qu’un « beau discours » n’est pas, effectivement, un discours qui fait changer. Si l’aisance et la force oratoires sont bienvenues, il convient aussi de se souvenir qu’un discours n’est jamais seul, « il est tenu à un certain moment par une certaine personne. »
La parole politique […] a l’obligation de construire un « sens » qui au-delà de sa fragilité doit pouvoir créer un lien social et politique, faire exister le bien commun.
Si l’on se focalise sur le discours politique, un peu plus loin dans le dossier, il est rappelé son ambivalence, à savoir le fait qu’il va susciter de l’admiration, mais aussi de la défiance. D’un côté il est indispensable, et attendu, pour expliquer et rendre compte. D’un autre, il est stigmatisé lorsqu’il devient déclamation et que ses abus de forme (ou considérés comme tels) pourraient surtout indiquer une absence de fond, donc une certaine impuissance de l’orateur politique. Ainsi, constatant son incapacité à agir avec de vraies conséquences, le politique se retrancherait dans le fait de surjouer ses agitations et de les "surcommenter" : « Ma lettre au ministre ne servira à rien, mais vous allez quand même en faire une distribution « toutes boîtes », histoire de bien montrer que je bouge ! »
L’ensemble de ces constats ne devant jamais faire oublier que tous ces propos doivent s’accompagner d’un sens : « la parole politique ne peut avoir le même statut qu’une démonstration de géométrie ; elle n’a pas le même « régime de vérité ». Elle n’en a pas moins l’obligation de construire un « sens » qui au-delà de sa fragilité doit pouvoir créer un lien social et politique, faire exister le bien commun […] Les arguments d’autorité ne suffisent pas. Ils ont beau se fonder sur des nécessités incontestables, ils peuvent aussi se retourner contre ceux qui en abusent. Ils doivent s’accompagner d’un « sens », c’est-à-dire d’un appel à des valeurs communes, à un patrimoine émotionnel du groupe auquel on s’adresse, à une projection positive dans le futur. » (Nicolas Rousselier, historien de la France politique contemporaine).
Ainsi, notre fonction est bien de savoir choisir les formes adaptées au discours, pour le servir au mieux, en veillant néanmoins à l’équilibre « arguments rationnels/récit émotionnel » et à ne pas donner à croire que la forme cache l’absence de fond. Toutefois, tout ceci restera vain si l’on pense pouvoir se contenter de « parler de » ou de « parler à ». La vraie réussite de la communication publique serait de « parler pour agir », donc de réellement pouvoir transformer le monde, en s’appuyant non plus sur des effets de manche ou de graphisme, mais sur un réel sens. Précision : je pense que nous ne sommes pas seuls responsables dans cette histoire …