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« On a quelque chose à imaginer ensemble »

Publié le : 9 janvier 2025 à 07:45
Dernière mise à jour : 9 janvier 2025 à 14:39
Par Yves Charmont

Rencontre avec Louis Dreyfus, président du groupe Le Monde. Un point de vue particulièrement intéressant et revivifiant, venant de celui qui a su redonner une viabilité et une place de premier ordre au grand quotidien du soir. Il revient sur nos enjeux communs et nous éclaire sur les réponses qu’il apporte, avec son média phare, aux défis de la fatigue informationnelle.

Près du pont de l’Europe, à Paris, au siège encore flambant neuf du Monde, Louis Dreyfus nous parle des fondamentaux d’une profession qu’il défend et qu’il contribue à former comme président de l’ESJ Lille, et il trouve des points de convergence entre nos pratiques. Une interview réalisée à la suite de son intervention en plénière d’ouverture du Forum Cap’Com de Lille le mercredi 11 décembre 2024.

Point commun : Qu’est-ce qui peut aujourd'hui venir altérer les informations ?

Louis Dreyfus : Beaucoup de facteurs. D'abord il y a la façon dont elles sont produites. Il est de plus en plus facile de diffuser des analyses, des commentaires et de leur donner la forme des informations sans pour autant que ce soit des contenus journalistiques vérifiés, corroborés. Donc l'émetteur n'est pas systématiquement fiable.
Ensuite le diffuseur peut lui aussi tronquer les informations qu'il a reçues avant de les réémettre. Et puis il y a celui qui les reçoit et qui a aujourd'hui tendance à, paradoxalement, mettre en doute la parole des médias les plus professionnels, parce qu'institutionnels. On traverse une crise de défiance assez générale des institutions. Pour Le Monde, être « une institution », ça veut dire être la cible de cette crise de défiance. Vous le voyez, c'est devenu très compliqué aujourd'hui de pouvoir qualifier des informations, de pouvoir les corroborer et après de les diffuser afin qu'elles soient lues. C'est tout l'enjeu que l'on a, nous, les médias indépendants, et je pense qu'en termes plus larges de communication, c'est exactement le type même d'enjeu auquel vous êtes confrontés.

Point commun : Un enjeu comme celui du rapport au réel. Comme vous le dites, certaines études (cf. L’Exode informationnel) montrent chez de plus en plus de Français un souci de ne pas se laisser tromper, le refus obstiné d’être dupe qui conduit parfois à une attitude de défiance généralisée. Cela semble suffire à enclencher un processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités sûres. Et nourrir une méfiance de principe dès que l’on a affaire à un grand média. 

Louis Dreyfus : On a besoin que le pluralisme s'incarne et d'avoir des confrères et concurrents en bonne santé. Ça n'est pas le cas aujourd'hui. Donc ça, c'est un sujet d'inquiétude. Ensuite, pour répondre plus avant à cette interrogation sur la subjectivité, culturelle ou contextuelle, nous travaillons de deux façons. D'abord, on essaye d'avoir un niveau d'exigence qui est fidèle à l'ambition qu'avait fixée Hubert Beuve-Méry. Ce niveau d'exigence, pour l'atteindre, la réalité me force à vous dire qu'on a besoin de plus en plus de journalistes. Pour travailler 24 heures sur 24, pour travailler en plusieurs langues, pour travailler sur tous les continents au moment où vous avez des conflits internationaux très durs et simultanés, pour aller capter les signaux faibles de la société : on a besoin de beaucoup plus de gens qu'il y a vingt ans. Donc, on investit dans des journalistes, année après année. Et donc, aujourd'hui, on doit avoir 550 journalistes. On en avait 312 il y a quinze ans quand j'ai pris mes fonctions.
Et puis, par ailleurs, on sait qu'on se doit de donner des éléments de preuve. Donc on a une exigence de grande transparence et en même temps de rajouter des « briques statutaires » pour pouvoir répondre à ces interrogations quant à l'indépendance, quant à la rigueur. On fait un vrai travail dessus : on a coécrit une charte d'éthique et de déontologie, on l'a intégrée à nos statuts, et enfin on a créé un comité d'éthique qui rend ses avis publics, qui est présidé par une magistrate très indépendante.

Point commun : Est-ce qu'on pourrait faire un parallèle entre ce que vous venez de dire et la question plus générale de la parole publique ?

Louis Dreyfus : Oui, bien sûr.

Si la communication publique est une communication en majesté (…) alors elle est vécue comme une vision unilatérale et elle perd de sa capacité à emporter l'adhésion.

Point commun : Les communicants des territoires se retrouvent à cette articulation entre les citoyens et les gouvernances locales. Et cette parole publique a les mêmes difficultés, vraisemblablement, que celles que vous venez de décrire et a sans doute les mêmes besoins de transparence.

Louis Dreyfus : Je pense que, en tout cas, elle est confrontée aux mêmes enjeux. Si la parole publique ou la communication publique est une communication en majesté, sans avis contradictoire, sans experts ou tiers qui corroborent cette parole ou qui permettent de la nuancer, alors elle est vécue comme une vision unilatérale et elle perd de sa capacité à emporter l'adhésion. C'est pour ça (nous on le voit au Monde) que chaque fois qu'on organise des événements et qu'on essaye de s'associer avec une collectivité locale ou territoriale, on veille aussi à ce qu'il y ait d'autres intervenants et que la parole de l'élu, la parole du communicant soit une des paroles autour de la table. Sinon elle est vécue comme un discours à la fois intrusif et qui est sujet à débat.
On considère qu'un de nos rôles, c'est de donner des repères forts à nos lecteurs en essayant d'expliquer, donner à voir la complexité des enjeux qui nous entourent. Et pour ça, je pense que la communication publique rejoint ces mêmes enjeux. C'est-à-dire : si c'est pour juste donner un axe de communication, elle sera peu entendue. Mais si c'est pour essayer d'expliquer quel est le cheminement qui conduit à des prises de décision, même si forcément il peut y avoir des contradicteurs, alors elle a une chance de convaincre.

Point commun : Vous avez pu rencontrer le réseau des communicants publics locaux au Forum Cap’Com à Lille. Comment s'est passée cette rencontre ?

Louis Dreyfus : J'avais la chance d'avoir face à moi, avec moi, tous ces acteurs qui sont pour nous des relais avec lesquels on souhaite partager notre expérience, définir des enjeux communs, éventuellement monter des opérations. Et c'était doublement rassurant. D'abord parce que j'ai pu voir que, pour tous ces acteurs – et même si le paysage médiatique a considérablement changé au cours des vingt dernières années –, Le Monde reste un pilier dans le paysage médiatique qu'ils contemplent. Ensuite parce que j'ai trouvé chez une grande partie du public, et ceux qui sont venus me voir, un appétit quant à imaginer des choses avec nous parce que, pour eux, nous sommes un relais.

Louis Dreyfus est intervenu devant plus de 1200 communicants en ouverture du Forum Cap'Com de Lille le 11 décembre 2024.

Point commun : Vous étiez aussi chez vous, puisque vous êtes président de l’École supérieure de journalisme de Lille. On aurait envie de savoir quelles sont les directions que vous donnez à cet établissement (qui forme, on le rappelle, les journalistes de demain) ?

Louis Dreyfus : Pour revenir un peu en arrière, j'ai commencé par présider le conseil d'administration de Sciences Po Lille, qui a un partenariat avec l'école ESJ Lille. Et puis, à un moment, l'ESJ Lille s'est trouvée en grave difficulté financière et il m'a été proposé de prendre la présidence de l'école de journalisme et d'essayer de reconstruire leur modèle économique. Ce qui est fait maintenant : c'est une école qui a son modèle, qui s'autofinance. On a plusieurs axes qui nous semblent très importants avec cette école. Le premier, c'est l'excellence. Et ça c'est élémentaire pour nous, c'est la première école de journalisme en France, une des 14 écoles agréées, et on veut continuer à avoir un niveau d'excellence très fort. Le deuxième, c’est la question de la diversité. Donc on a construit une filière « égalité des chances » pour intégrer, en amont du concours, des publics moins favorisés. On a des partenaires qui nous aident en la matière, notamment France Télévisions, qui fait un travail remarquable justement pour permettre à cette filière d'exister.

Si un article qui vous concerne, dans une revue ou un journal, est erroné, vous avez tendance à considérer que ça veut dire que tous les autres articles seront erronés.

Et puis le prochain enjeu, et je pense que tous vos lecteurs seront d'accord avec moi, c’est que nous avons besoin que les nouvelles générations de journalistes, au-delà d'être formés aux nouveaux médias – ce qui est assez simple parce que ce sont des utilisateurs de ces nouveaux médias –, aient une meilleure compréhension de l'économie. Cela part du constat qu'un journaliste politique, culture ou société, qui n'aurait pas une bonne compréhension de ce que c'est que la microéconomie, un compte de résultat, un passif, risque d’écrire des articles dont il manquerait une partie des aspects. Articles qui seront erronés pour partie et qui décrédibiliseront à la fois le journaliste et le titre en général, puisque beaucoup considèrent que, si un article qui vous concerne, dans une revue ou un journal, est erroné, vous avez tendance à considérer que ça veut dire que tous les autres articles seront erronés.

Point commun : Cela nous donne l'occasion de revenir un peu sur le rapport à l'information. Citons une autre étude, celle de QuotaClimat, « Contre l'essor de la désinformation climatique, les médias sont des remparts indispensables », qui démontre que les médias généralistes sont les cibles des stratégies de désinformation, car à travers eux, et on en revient à ce que vous venez de dire (si un journaliste n'a pas fait correctement son travail), une idée devient légitime. On parle alors de blanchiment de désinformation.

Louis Dreyfus : C'est quelque chose auquel on essaye d'être très attentifs, de plusieurs manières. D'abord dans la formation des journalistes. Les journalistes qui entrent au Monde, comme très probablement ceux qui entreront au Monde demain, vont faire l'ensemble de leur carrière au Monde. Parce que le paysage médiatique s'est détérioré, les conditions de ressources, de production d'informations, d'indépendance se sont considérablement dégradées ailleurs. Donc quand vous êtes journaliste, et que vous entrez au journal, vous allez y faire trente-cinq ans de carrière. Nous on essaye de concevoir des « trajectoires de carrière » qui renforcent l'expertise. On a besoin de former nos journalistes tout au long de leur carrière pour cela, et on y attache beaucoup d'importance. Et par ailleurs, l'autre axe, c'est, quand il y a des communications de type publicitaire, de veiller, notamment sur les questions environnementales, à ne jamais laisser de place au greenwashing, qui est, par ailleurs, préjudiciable à la fois à la marque ou au territoire qui va communiquer. Et finalement au titre qui publiera l’information. Il n'y aura que des perdants.
On a la chance d'avoir des journalistes, en tout cas sur l'environnement, qui manifestent tous une grande appétence sur ces sujets. On a formé l'ensemble de nos salariés, on continue. On fait beaucoup d'actualités, certains avec les territoires, autour de l'environnement, autour des nouvelles mobilités, autour de l'urbanisme.

Point commun : Justement, en tant que grand média national, comment faites-vous pour avoir une relation au territoire, à cette proximité, à l'info locale ? Est-ce que cela vous intéresse ?

Louis Dreyfus : On a évidemment un intérêt très fort en la matière. On le fait de deux manières. Premièrement par la taille de notre rédaction : on a plus de journalistes qui peuvent passer plus de temps sur le terrain. Et donc on peut être au plus près de l'information. Deuxièmement, et c'est une initiative qu'on a lancée il y a plusieurs années avec l'équipe rédactionnelle, nous organisons des événements en région, très réguliers, qui permettent de travailler avec les collectivités locales et territoriales, avec les acteurs locaux, qui permettent de donner une incarnation plus forte pour nos médias.

Point commun : Et à l’inverse, vous avez, de façon très volontaire, engagé la publication d’une édition numérique de langue anglaise. Vous en avez parlé d'ailleurs pendant le Forum. Quel en est le but ?

Louis Dreyfus : L'information est de plus en plus coûteuse à produire. Si elle doit rester rigoureuse, tout en traitant un nombre de sujets de plus en plus divers avec une temporalité beaucoup plus rapide, alors il faut des audiences de plus en plus grandes. Le premier bassin d'abonnés numériques est anglophone. Donc nous souhaitons être présents sur ce terrain. Et il y a une autre raison. Une partie de nos lecteurs, petite en pourcentage mais qui peut être importante en valeur absolue, peut être intéressée par le fait d’avoir un deuxième regard, un regard complémentaire, un regard francophone, européen. Donc on a maintenant une édition quotidienne, Le Monde in english, où vous retrouvez environ 60 % des articles, qui sont traduits, et qui a été lancée en avril 2023. Parce que je pense que l'information qu'on traite, notre regard et la façon qu'on a de produire l'information peuvent toucher un public extrêmement large et nous permettre d'être un des quatre ou cinq grands acteurs de l'information à l'échelle mondiale.

Éviter que les messages qu'on passe ne soient lus ou reçus que par une élite ou des classes très privilégiées ou intellectuelles, et qu'on puisse parler à une audience plus large.

Point commun : Si vous aviez un ou deux mots à transmettre aux membres du réseau, qui sont des communicants publics dans les territoires, qu'est-ce que vous auriez aimé leur dire ?

Louis Dreyfus : Moi, je pense qu'on a, avec vous, un enjeu commun, qui est d'arriver à parler à tout ce public qui n'est pas lecteur du Monde, qui n'est pas lecteur de la presse nationale ou de la PQR [ndlr : presse quotidienne régionale], qui s'est évaporé ou effiloché, et qui, pour autant, sont des personnes qui votent, qui consomment, qui peuvent prendre la parole dans le débat public. Et je pense qu'avec votre réseau on a une réflexion à avoir sur comment éviter que les messages qu'on passe ne soient lus ou reçus que par une élite ou des classes très privilégiées ou intellectuelles, et qu'on puisse parler à une audience plus large. Je pense que c'est cela le grand enjeu aujourd'hui, sinon on va retomber sur les conclusions de l'étude L’Exode informationnel qui montrent une polarisation avec d'un côté quelques médias très puissants, c'est notre cas, mais qui parlent à une frange qui n'est pas majoritaire de la population, et puis le reste qui est abandonné aux influenceurs ou aux fake news. Donc je pense qu'on a tous intérêt à trouver les voies et moyens d'élargir notre lectorat ou notre audience. Ça, c'est une piste formidable.

Point commun : Vous avez une idée de moyens ?

Louis Dreyfus : Je pense que, si on arrive à trouver quelques thématiques qui peuvent concerner ce public, leur vie quotidienne, leur mode de vie et qu'on réfléchit à des cycles de conférences, des posts sur les réseaux sociaux qu'on ferait ensemble…, on a probablement quelque chose à imaginer.

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