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Décoder le futur

Publié le : 23 janvier 2025 à 15:04
Dernière mise à jour : 23 janvier 2025 à 19:02
Par Anne Revol

Communicants publics et journalistes voient évoluer la place de l’information dans un monde en profonde mutation. Mettre en lumière ces changements de pied et les ruptures à venir, c’est engager la réflexion sur la désinformation massive, l’arrivée de l’IA, les crises environnementales et sociétales. C’est aussi porter un regard plus large et symbiotique sur un futur proche comme l'a permis l'intervention de Dylan Buffinton, prospectiviste et consultant en stratégie, en ouverture du dernier Forum de la compublique autour de 3 enjeux pour nos métiers.

Dylan Buffinton, prospectiviste et consultant en stratégie, a invité les communicants à sortir de la tyrannie du temps présent. « Ces derniers mois, l'actualité nous a bien confirmés dans cette incapacité à s'extraire de la suite des séquences et des événements alors même qu'il y a des crises presque existentielles qui nous traversent et que nous avons du mal à observer. » Il pointe là celles liées aux limites planétaires, aux limites cognitives de plus en plus challengées par la technologie, ou encore aux limites économiques où l'enrichissement de tous ne veut plus forcément dire l'enrichissement de chacun. Une prise de recul aussi difficile que nécessaire qu’il outille avec son rapport « France 2040 : explorer les scénarios possibles » publié par la Fondation Jean Jaurès en septembre 2024.

Le rapport « France 2040 » explore les crises actuelles à travers neuf grandes thématiques. Il identifie pour chacune deux scénarios prospectifs opposés, imaginant différentes concrétisations de ces observations :

  • un scénario optimiste, où la problématique aura été traitée à temps et de manière positive ;
  • et un scénario pessimiste, où nous n’aurons pas réussi collectivement à trouver une solution pérenne aux enjeux.

« Il n'y a évidemment pas de réponse dans “France 2040”, il y a les questions que ça ouvre, et l'idée derrière de passer à l'action. » En ouverture du 36e Forum de la communication publique à Lille, le 11 décembre 2024, Dylan Buffinton a partagé avec les communicants cette vision prospectiviste sur trois enjeux en lien avec les métiers de la communication et des médias, et débattu avec Céline Pigalle, directrice de l’info à Radio France et directrice de France Bleu, et Louis Dreyfus, président du groupe Le Monde.

Vivre ensemble : vers la guerre affinitaire ?

Premier enjeu abordé par Dylan Buffinton : le vivre-ensemble. Son rapport imagine la fin de ce qu'on appelle l'archipélisation, l'atomisation, l'individualisation de la société et avec elle un vrai renouveau du collectif que l’on perçoit déjà aujourd'hui. Mais les « communautés de demain ne seront pas comme hier centrées essentiellement sur le géographique, comme c'était le cas dans les communautés plus traditionnelles. Elles seront des communautés affinitaires, fondées sur des valeurs et croyances ». Comme dans le monde numérique aujourd’hui, les individus vont chercher à faire corps avec ceux qui pensent comme eux et se rapprochent de leurs idées, et à se regrouper entre eux, en déménageant pour vivre avec les gens qui pensent comme eux. « Il y aura beaucoup plus de solidarité au sein de ces communautés, et de microlocalité. »

Cette logique de communautés fortes pourrait transformer les lieux publics en espaces de confrontation ou de repli. « On imagine dans la partie négative du rapport que le lieu public devient un lieu d'affrontement où on ne va plus seul, mais en collectif avec sa communauté pour prendre un peu le contrôle sur les autres communautés.  »

Face à cette société multicommunautaire, les autorités traditionnelles – l'entreprise, le politique, mais aussi les nouveaux influenceurs – pourraient basculer dans la logique affinitaire, renforçant ces communautés en leur donnant juste exactement ce qu'elles ont envie d'entendre. « Ils deviendront des champions de ces communautés en prenant leurs codes, et les enfermeront encore plus loin dans leur réflexion. Ce serait donc la fin des médias de masse, la fin des partis politiques de masse, la fin des marques de masse. Avec des impacts très concrets, puisqu'on serait dans un monde où chacun a sa propre réalité, avec peu de communs partagés par tous. »

Une logique affinitaire et ses effets déjà en marche

Ce futur, nous en percevons déjà les prémices, comme le confirme Céline Pigalle, directrice de l’info à Radio France et directrice de France Bleu, lors du débat qui a suivi la présentation du rapport. « On est en train d’étudier ce qui s'est passé dans l'environnement médiatique autour des élections aux États-Unis. Il y a eu notamment le développement de ce qu'on appelle les news influencers, très largement fréquentés, notamment par le candidat Trump, et qui resserre les liens des hommes entre eux, de ceux qui pensent comme eux, les liens de Donald Trump avec une communauté de plus en plus serrée autour de lui. » Elle identifie notamment le podcasteur Joe Rogan, désormais une référence pour une large partie des publics. « Il a réalisé une très longue interview de Donald Trump avec des moyens très légers. On se demande même si les choses sont un peu structurées, ou si c'est juste une conversation au fil de l'eau, où les faits ne sont pas tout à fait le sujet de la conversation. »

Pour Céline Pigalle, nous n'allons pas pouvoir nous réconcilier avec certaines choses dans ce nouvel environnement, « notamment le respect des faits, et d'une vérité dont on tente en tout cas de s'approcher ». Elle souligne, en parallèle, combien les médias traditionnels sont en difficulté, comme CNN qui vit aujourd'hui des heures difficiles. « Toutes ces plateformes qui prétendaient au moins, sans toujours y arriver, rassembler toutes sortes de publics, aujourd'hui sont en grande difficulté. D'évidence c'est un des sujets majeurs sur lesquels on doit travailler. »

Mais comment les communicants et journalistes peuvent-ils encourager des dialogues dépassant ces clivages, tout en répondant à des attentes de plus en plus segmentées ? Dylan Buffinton a partagé plusieurs pistes issues du rapport.

  • La responsabilisation individuelle, d’abord. « Est-ce qu'on décide de mettre fin à ce mythe de l'internet libre et de ce Far West ? Il y a des questions en régulation aujourd'hui sur ce sujet mais il faut aller plus loin. » Cette responsabilisation concerne aussi les médias et les entreprises. « Aujourd'hui nous sommes dans l'économie de l'attention, on s'enrichit parce qu'il y a du clash, des conflits, en fonction du temps passé par les individus sur les plateformes, mais est-ce que demain médias et entreprises arriveront à aller vers cette économie de la post-attention, du post-conflit, qui alimentera moins le clash ? »
  • La sérendipité algorithmique face aux boucles affinitaires ensuite. « La technologie donne à chacun ce qu'il a envie d'entendre pour le renforcer dans ses propres convictions. Est-ce qu'on sera capables, au niveau local ou au niveau peut-être européen avec une RGPD sur le sujet, de casser les boucles affinitaires ? Dans le rapport, on explore la sérendipité algorithmique : parfois la plateforme, le média va me montrer des choses qui n'ont rien à voir avec mon algorithme juste pour recréer du hasard et de l'imprévu. Ou alors on ajoute des données contre-intuitives au sein même de l'algorithme de chacun pour recréer du hasard. »
  • Le dialogue, enfin. « Sous l'impulsion là aussi du politique, les différentes communautés, anciennes comme nouvelles, se réuniraient régulièrement, non pas pour se mettre d'accord sur tout, mais au moins sur des vérités partagées, des valeurs partagées, pour qu'ensuite chaque interprétation diffère. Pour en tout cas qu'on parte du même socle commun, ce qui est questionné aujourd'hui. »

Savoir et contenus : combattre la commodité technologique

Le deuxième regard porté par Dylan Buffinton sur le futur concerne les savoirs et les contenus, et la question de la technologie. « L'intelligence artificielle (IA), les nouveaux outils technologiques vont devenir de plus en plus invisibles et permanents. Petit à petit, d'ici à 2040, les décisions du quotidien, les réflexions du quotidien seront faites par des IA qui discutent entre elles. Le savoir et le contenu pourront être produits en très grand nombre, de manière abondante, mais malheureusement pas vérifiés. »

Une absence de vérification qui pose problème pour plusieurs raisons.
D’abord parce que le savoir fabriqué par des IA est biaisé. « On sait, déjà aujourd'hui, que l’IA n’est pas le monde de l'objectivité totale qu'on croyait. Elle reflète les biais des gens qui la codent, à la Silicon Valley, et qui se ressemblent un peu tous. »
Ensuite parce que l’IA n’a pas nos pare-feu moraux et éthiques qui permettent de ne pas publier certains contenus, de réfléchir avant de publier certains éléments.
Enfin, parce qu’il y a ce qu’on appelle les réponses fantômes. « Ce sont simplement des bêtises que nous donne l'IA, qui mélange corrélation et causalité, ou juste qui tape complètement à côté de la réponse. »

La majorité des Français ne sont pas capables de différencier une image réelle d'une image produite par l'IA, poursuit le prospectiviste. Il pointe la problématique de l’illectronisme, c’est-à-dire le manque d'éducation par rapport à tous ces enjeux. « 15 % des Français sont atteints d'illectronisme et il n'y a pas de raison que ça change. » La technologie risque d’exclure cette partie de la population, exacerbant certaines inégalités. Dylan Buffinton pointe également deux autres biais activés par la commodité technologique qui existent déjà aujourd’hui, mais vont se renforcer demain :

  • le biais d'automatisation : « C’est notre tendance à survaloriser les éléments ou les informations qui sont donnés par la technologie par rapport à notre propre jugement » ;
  • le biais Google : ou le fait qu'on ne retient pas les informations dont on sait qu'on va pouvoir les retrouver facilement.

Pour faire face aux effets de cette commodité technologique, le rapport aborde trois points d’attention qui rejoignent nos métiers : éducation, créativité et empathie.

  • Le besoin d’une nouvelle éducation permanente : « Évidemment, il y aura un sujet clé sur l'école et l'éducation primaire. Mais cette éducation devrait être à la charge de tous, et constante. Chaque fois qu'un humain produit et génère un contenu, il va falloir se poser cette question : “Comment est-ce qu'on est sûr de renforcer la pensée critique chez nos lecteurs, la prise de hauteur, l'adaptation, la flexibilité ?” »
  • La créativité : « Comment aussi s'assure-t-on de renforcer la créativité, de ne pas être juste dans la réinterprétation de l'existant, comme nous le propose l'IA ? »
  • L’ empathie : « Comment garde-t-on quelque chose qui est très loin des machines, l'empathie, la compréhension de l'autre, la capacité à se mettre à sa place pour aussi peut-être changer nos réponses en fonction de ça ? »

Pour le prospectiviste, la réponse à ces questions passe d’abord par une plus grande transparence, « non seulement sur les faits mais aussi peut-être demain sur la manière d'arriver à une argumentation, les partis pris qu'on prend quand on écrit un article, quand on produit un contenu, voire un petit peu les schémas qu'on prend, le cheminement presque intellectuel. Ça ouvre les contenus aussi à l'imprévu, au hasard, ce que l'IA ne nous donnera pas ». Plus concrètement, une réflexion sur la médiation avec IA s'imposera : faudra-t-il mettre cette IA face à une audience en direct ou s'assurer qu'il y ait toujours un filtre humain entre la création d'un contenu artificiel et l'humain final ?

Narratifs : faire face à la polarisation climatique

Dernier enjeu abordé avec les communicants : les narratifs, avec un focus sur la transition climatique qui sera devenue en 2040 une réalité. « Canicules fréquentes, inégalités d’adaptation, tensions, la transition climatique testera quotidiennement nos vulnérabilités humaines avec des effets directs et indirects. » Le débat ne portera plus sur le désordre climatique ou la vitesse de la transition mais sur les effets du climat. « Cette nouvelle donne résiliente conduit à une polarisation du débat entre techno-optimisme et sobriété locale, que nous avons appelés à la Fondation Jean Jaurès “les mieux” et “les moins”. »

« Les mieux, détaille Dylan Buffinton, pensent qu'on va pouvoir faire face aux transitions en changeant le moins possible nos usages et se disent que la technologie va résoudre nos problèmes en investissant par exemple dans la géo-ingénierie. » Il désigne Elon Musk comme l'incarnation parfaite presque archétypale de cette polarisation techno-optimiste. « Le risque de cette approche, c’est de ne pas changer nos usages et que ces technologies n'arrivent peut-être jamais. »
« Les moins, c'est la décélération, c'est la sobriété, c'est le local, c'est la proximité, c'est aussi repenser notre rapport avec le vivant. Une autre polarisation, un autre narratif sur lequel il va falloir travailler. »

Cette polarisation et la question des narratifs font écho aux perspectives utopiques des Français analysées par l’Observatoire société et consommation Obsoco. Selon cette analyse, trois utopies se distinguent très fortement, rapporte Dylan Buffinton :

  • l'utopie techno-libérale, centrée sur le progrès, qui pourrait correspondre aux « mieux », préférée par 11 % des Français ;
  • l'utopie sécuritaire, centrée sur la préservation identitaire, qui séduit environ 39 % des Français ;
  • l'utopie écologique, axée sur l’équilibre et la sobriété, qui correspond à la polarisation des « moins », suivie par 51 % des Français.

« Une majorité de Français seraient donc prêts à aller vers cette utopie du "moins" petit à petit si on leur en donne la possibilité. Mais comment articuler des récits qui mobilisent largement tout en conciliant ces visions opposées ? Comment recréer un narratif, un imaginaire positif autour de ces éléments-là pour réussir à embarquer, localement, nationalement, mais aussi de manière internationale. Si la France, ou juste un pays, ou une ville, avance avec ce narratif du “moins” et que tous les autres sont sur le “mieux”, ça ne résoudra pas grand-chose. »

« Pour ces questions environnementales comme pour d’autres sujets, le public commence à s'écarter de contenus qui ne raconteraient que la face sombre du monde qui nous entoure », constate Louis Dreyfus, président du groupe Le Monde. « Si on veut arriver à ramener une partie des Français ou du public à de l'information de qualité, il faut aussi qu'on accepte de faire un pas vers eux en leur donnant une perspective qui ne soit pas juste une analyse très sombre de ce qui peut se passer au niveau national et international. Au Monde on demande aussi à nos journalistes, sans naïveté, sans angélisme, d'arriver à expliquer ce qu'on peut trouver comme perspective positive, quitte à expliquer dans quel cadre elles peuvent se construire, mais ça c'est aussi un des dangers qui nous guettent. »

Ce dernier échange laisse entrevoir l’espoir face à cet enjeu des narratifs, comme à celui du vivre-ensemble, et des savoirs et contenus, tous passés au crible des observations prospectivistes : celui de notre capacité à passer d'une posture défensive à une posture beaucoup plus offensive. « Le sujet sera évidemment politique, d'autorité », conclut Dylan Buffinton. « Mais ce sera aussi un sujet pour chacun de nous, amenés à se positionner, à prendre des décisions, à raconter une nouvelle histoire, à embarquer sur tous ces aspects, et affronter ces enjeux de demain. »

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