Pages de com : « Le mythe de l’entrepreneur », par Anthony Galluzzo
L’économie est souvent présentée comme un grand roman dont les entrepreneurs seraient les héros. Une mise en récit que les communicants ne connaissent que trop. Ce livre s’attache à défaire cette mythologie, à en comprendre les mécanismes et les origines. Il montre en quoi cet imaginaire fantasmatique cache une autre réalité et il déconstruit des histoires que nous véhiculons trop souvent, et pas seulement en matière entrepreneuriale.
Disons-le tout de suite, ce livre nous parle à plusieurs titres : d’abord parce qu’il s’attaque à une forme de récit qui est diffusé dans l’espace public en permanence, ensuite parce qu’il interpelle ceux qui le construisent involontairement et enfin parce qu’il nous touche là où cela fait mal, je veux naturellement parler d’Apple et de l’univers Macintosh, marques et mythes très implantés dans les rangs des communicants (c'est un peu vrai, non ?). Cela devrait donc en intéresser plus d’une et plus d’un. Car le livre démarre en démontant le mythe du garage de Steve Jobs, la « scène du garage » plus précisément. Un récit où l’entrepreneur part de rien et s’élève par son talent, ses idées et son caractère visionnaire. Pour Anthony Galluzzo, il s’agit d’une construction à l’usage du fondateur et de l’entreprise, bien éloignée de la réalité.
Comme Jeff Bezos et Elon Musk plus près de nous, ou Thomas Edison et Andrew Carnegie un siècle plus tôt, Steve Jobs et Bill Gates sont souvent montrés dans une optique « libertarienne », indépendante et individualiste, où ils s’affranchissent d’un État qui serait castrateur, empêchant la créativité. « Pourtant, sans lui (sans les investissements publics qui ont lancé la Silicon Valley), ils ne seraient quasiment rien », révèle l’auteur, sans pour autant dénoncer un biais idéologique hasardeux. Il cherche juste à savoir pourquoi. Il découvre des suites d’intérêts et d’interactions. Et les communicants publics ne seront pas étonnés de voir, dans cette analyse minutieuse des relais de ces récits, la responsabilité des témoins, des passeurs, des journalistes et des chroniqueurs. L’auteur comprend ; il raconte comment, lorsque vous êtes journaliste, vous devez produire et remplir des cases et obtenir une audience. « Il y a une injonction à produire et à raconter des histoires… Or, en face, vous avez des gens qui savent raconter leurs propres histoires, qui apportent leur célébrité, du lectorat, et tout le monde s’y retrouve… », déclarait-il récemment à Usbek & Rica.
En attaquant de front les stéréotypes de ce genre, Anthony Galluzzo nous fait réfléchir à notre propension à générer et diffuser nos propres mythes, non plus entrepreneuriaux, mais liés au territoire, à la gouvernance. Et encore ! Dans de nombreux territoires, il y a de sérieux restes du « paternalisme » du XIXe siècle, où les choix concernant la cité relevaient beaucoup des décisions du capitaine d’industrie qui la faisait vivre. Alors que c’est la cité qui le faisait vivre, reprendrait l’auteur !
Oui, ce livre est interpellant, parce qu’on aime certains de ces mythes, parce que nous en relayons d’autres sans mesurer leur conservatisme profond car « le récit entrepreneurial flatte les possédants et les dominants », d’après l’auteur. Parce que nous contribuons même à en créer d’autres, lorsque nous mettons en récit la vie et l’œuvre de figures locales. C’est une invitation à la vigilance.
Le Mythe de l'entrepreneur
Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley
Anthony Galluzzo
12 janvier 2023
Zones
240 pages