Pages de com : « Une histoire de la phrase française » sous la direction de Gilles Siouffi
« Un opus antre ses deus mains un communicant tenoit. »
C’est une machine à remonter le temps et une occasion de renouer avec le plaisir de la langue, celle que nous utilisons pour communiquer. Et si, pour célébrer la réouverture des librairies, nous partagions cette étonnante construction collective : la phrase française ?
Plus qu’une étude de la langue, il s’agit là d’une reconstitution minutieuse, à travers l’écrit mais aussi ses résonances orales, de la manière dont nous avons organisé les mots pour nous exprimer. Une série de chapitres, chronologiques, commencent cette analyse à partir du serment de Strasbourg qui, en 842, témoigne de façon émouvante de l’émergence de notre langage. Jusqu’au milieu du XIe siècle, on n’en retrouve pas plus de 6 000 mots écrits. Puis, ils sont versifiés, chantés, lus à haute voix. Les textes de cette romana lingua réarrangent la phrase latine et innovent. Les sermons religieux se font en langue vulgaire, les textes courants l’adoptent en parallèle. Le royaume de France cherche à se faire comprendre. On suit cette évolution lente, comme on suit une enquête, indice après indice, avec de très nombreux exemples, reproductions, détails commentés. Et la mutation s'amplifie ; et les phrases nous sont plus intelligibles. Avec une nouvelle utilisation du participe présent ou les pronoms relatifs, la phrase devient plus sophistiquée. Elle semble plus narrative. Elle se spécialise (on découvre par exemple que le langage juridique a très tôt construit sa spécificité), juste à l’aube de l’invention de l’imprimerie.
Après le tournant Gutenberg, ce livre évoque l’apparition de nouvelles pratiques de ponctuation. C’est l’arrivée surprenante d’un système à quatre termes : le point, la virgule, les deux-points et le point virgule. Puis, à mi-parcours de cet ouvrage, voici le chapitre consacré au XVIIe siècle, celui de la création de l’Académie française, mais aussi des maximes. Et Louis de Rouvroy de Saint-Simon avec ses « phrases à la diable » entre en scène. Tout s’accélère. La seconde moitié de l’ouvrage est savoureuse, dénichant toute une série de formes de phrases, de tentatives, de détournements, d’asservissements, d’enrichissements… accompagnés d'auteurs, qui – retour de la ponctuation – demandent comme George Sand « qu’on m’imprime sans me changer une virgule », ou encore Villiers de L’Isle-Adam : « Je compte bien sur vous pour dire aux spécialistes de ne corriger que les lettres et les coquilles de mots qui auraient pu m’échapper, mais de laisser ma ponctuation, si étrange qu’elle puisse leur paraître, elle a sa logique. » Pour ma part, je ferai mienne cette phrase (ndlr : adresse de l’auteur à ses correcteurs).
Oui, ce livre est un présent pour vos proches ; il est magnifiquement édité, composé avec soin, délicatement réalisé. Il sera si séduisant une fois dans vos mains… que vous ne pourrez vous résigner à l’offrir, si ce n’est à vous ! Et vous le lirez avec curiosité, jusqu’aux derniers paragraphes, ceux qui parlent des phrases influencées par les outils digitaux et nos pouces sur l’écran de nos téléphones portables. Les auteurs y évoquent « la raison du médium ». Une belle formule à méditer pendant les fêtes de fin de confinement !
Une histoire de la phrase française
Des Serments de Strasbourg aux écritures numériques
Sous la direction de Gilles Siouffi
Actes Sud / Imprimerie nationale Éditions – collection « Arts du livre »
7 octobre 2020
376 pages