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Quelques viatiques pour cheminer dans une période incertaine

Publié le : 4 mars 2021 à 07:07
Dernière mise à jour : 4 mars 2021 à 12:34
Par Alain Doudiès

Levons le nez de nos plans de charge pour tenter de scruter l’horizon, du côté de notre imaginaire.

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Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.

La fin complète de la pandémie ? Inconnue. Les multiples effets de l’hypercrise, non pas supposés mais réels ? Imprévisibles. L’exaltation sur la description du « monde d’après » n’a guère duré que le printemps, lors du premier confinement. Quand le troisième enfermement pointe son museau, il est temps – impératif ? – d’essayer de dissiper le brouillard plus ou moins épais qui freine le mouvement de nos vies, tant personnelles que professionnelles.
Alors, sans autre prétention que d’indiquer des pistes de réflexion, voici quelques repères, glanés dans « le hasard et la nécessité » de nos lectures récentes.

« Comme des malades »

La philosophe Claire Marin nous avertit : « Sans jouer les Cassandre, il n’est pas impossible que ce genre d’épisode s’inscrive dans une série plus longue. Il va falloir peut-être admettre que 2020 nous prépare douloureusement à l’idée de devoir vivre autrement. (…) Et on peut s’inquiéter légitimement des impacts à long terme de ces modifications du travail, de l’enseignement, du soin, du rapport à la sécurité et des relations avec les individus. » Elle livre son diagnostic sur un phénomène que nous connaissons, au travail et ailleurs : « La question de la présence me paraît essentielle. Parce qu’elle se colore de la présence des autres, elle transmet les humeurs, on y palpe l’atmosphère d’une situation. Elle véhicule les tensions, les amitiés, les affinités, les attentes ou le désintérêt. Et elle motive. (…) La présence est par nature dynamique, elle est mouvement vers l’autre, attention, élan. »

Pilote du Séminaire d’études sur le soin, Claire Marin souligne un bouleversement qui n’est pas sans conséquences sur nos pratiques : « Ce qui était de l’ordre du privé, de l’intime, est désormais une préoccupation collective. (1) (…) Même si nous ne le sommes pas, nous vivons d’une certaine manière comme des malades. (…) Nous sommes confinés mentalement bien plus que nous l’avons été physiquement. » Et elle résume : « La maladie s’est immiscée dans nos vies, dans nos gestes, nos habitudes et notre imaginaire. Elle est le nom d’une nouvelle inquiétude contemporaine. » (2)

« Disparition de l’avenir »

« Nous traversons l’expérience la plus tragique depuis la Seconde Guerre mondiale », abonde l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Spécialiste du conflit de 14-18, il trace un parallèle avec la période actuelle. « Cette contradiction, entre la volonté que les choses reviennent dans leur état antérieur et l’intuition qu’elles ne le pourront pas, est une des relations au temps qui se développent en période de guerre, de guerre majeure, j’entends. »

Il évoque « ce sentiment paradoxal que les journées sont interminables, mais que le temps passe très vite », voisin de ce qu’ont ressenti les soldats de la Grande Guerre, et il dresse ce constat : « On assiste à une forme de disparition de l’avenir, disparition qui en vient paradoxalement à agir négativement sur notre présent. L’avenir bouché détruit le présent. » Le directeur d’études à l’EHESS considère que « le fait qu’on ne puisse pas évaluer aisément l’impact de l’événement que nous vivons aujourd’hui entrave l’imaginaire de sortie de crise ». (3)

« Exercer son aptitude à l’utopie »

En réponse, l’historienne Sophie Wahnich nous invite à déployer notre imaginaire. La directrice de recherche au CNRS nous encourage à trouver dans l’utopie les ressorts de l’espoir. Elle affirme ainsi : « Produire ce lieu imaginaire permet de continuer à penser. Exercer son aptitude à l’utopie est une nécessité absolue quand l’avenir paraît avoir disparu. Sinon, effectivement, la mort est au rendez-vous : la mort sociale et la mort individuelle et psychique. »

Elle cite des « utopies modestes » et des utopies concrètes qui se sont réalisées, comme le vote des femmes. Elle opère une éclairante distinction : « L’enjeu de toute utopie est de démontrer que l’énoncé "Ça a toujours été comme ça" est faux. "Ça peut être autrement" est une pensée réformiste. "Ça doit être différent" est une pensée révolutionnaire. Mais "Ça pourrait être différent" est une pensée utopiste. Tout d’un coup, l’imaginaire est ouvert. » (4)

« Un nouveau régime politique »

De même, le sociologue Bruno Latour sort des sentiers battus. Dessinant une nouvelle voie, il veut « tirer des leçons positives » du confinement. Il qualifie la crise actuelle de « respiratoire » : « Des humains dans la zone critique, avec la question du climat et de la biodiversité sur le dos, ne respirent pas pareil que ceux du XXe siècle. C’est en ce sens que je parle de métamorphose. C’est très physique. » Il propose un changement de regard : « Tout le monde sent bien que le projet mobilisateur (la reprise économique) s’est décalé, qu’il porte sur autre chose (…) : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la planète. »

Le professeur émérite associé au médialab de Sciences Po invite à explorer toutes les formes de survie de Gaïa, la « Terre-mère », « la minuscule aventure, la suite des événements qui ont modifié la planète Terre sur quelques kilomètres d’épaisseur et la seule chose dont les vivants, humains compris, aient l’expérience corporelle ». Pour Bruno Latour : « Le nouveau régime climatique est bien un nouveau régime politique. » (5)

Marche de l’errance vers la lucidité

Achevons ces explorations avec L’Odyssée, en mettant nos pas dans ceux d’Ulysse, comme nous le propose un des nôtres, Jean-Louis Cianni, ancien journaliste, ex-dircom, toujours philosophe, le genre de type rare, capable, en partant en reportage, de citer Kant à bon escient et sans pédanterie. En partant, « chants » après « chants », du poème épique d’Homère et des péripéties du long voyage d’Ulysse, par des allers-retours entre la Grèce antique et la société contemporaine, un itinéraire est tracé. Chacun porte en soi cette quête hasardeuse de l’identité, mais pas celle, dans le débat politique actuel, à laquelle certains veulent nous assigner. Cette marche de l’errance à la lucidité est personnelle. Elle peut aussi être collective.

Cette route, parfois… déroutante, est celle du frère humain qu’Ulysse est pour nous. « Cet anti-héros sort de son temps pour aller vers un avenir incertain. » Comme nous ? Jean-Louis Cianni met en lumière cette pérégrination. « Cet homme invisible, qu’un fils recherche, devient un voyageur égaré qui va trouver son chemin personnel autant que la route qui le ramènera chez lui. » Au travers de l’imaginaire d’Homère, « l’histoire d’Ulysse est aussi celle d’une initiation au sens de la vie » et « Ulysse est enfin l’homme qui lutte pour la reconnaissance ». (6)

Voilà qui se fait l’écho, peut-être mobilisateur, de nos incertitudes, nos inquiétudes… et nos progressions. Communicants, encore un effort pour être philosophes !


(1) Cf. notre chronique « Le mondial, le local et chacun » du 25 juin 2019.
(2) Le Monde – 27 décembre 2020.
(3) Médiapart – 8 février 2021.
(4) Libération – 13 et 14 février 2021.
(5) Article du Monde du 12 février 2021 et livre Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Bruno Latour, La Découverte.
(6) Ulysse et nous. De l’errance à la lucidité, Jean-Louis Cianni, Le Relié.