Courage, ne fuyons plus
La frêle silhouette ne cache pas longtemps la force du propos. Cynthia Fleury a donné sur la scène du 34e Forum de la communication publique à Strasbourg une rapide leçon de philosophie et un petit manuel de savoir-bien vivre à l’usage des générations présentes. Beaucoup de mots compliqués, selon certain·es. Un peu d’humour, qui fait du bien, ont noté d’autres. Pas mal de concepts à décrypter, et une ligne claire : les crises récentes nous ont montré la fragilité de notre édifice social et de nos démocraties. Pour y répondre, il faut œuvrer au retour d’une éthique collective, celle du courage. Et les communicants, qui véhiculent et donnent du sens au réel, en sont des acteurs de premier plan.
Par Erwan Lecœur, sociologue et consultant.
Selon la philosophe, qui intervient à Polytechnique et à l’hôpital Sainte-Anne (sur la question du « care », notamment), la crise du Covid-19 a mis au jour une faille systémique dans notre société. Cette zoonose nous a démontré que la « société du risque » (qu'Ulrich Beck avait prophétisée dès 1986) pouvait prendre une forme réelle et concrète lorsqu'une pandémie inconnue laisse planer l'idée que chaque contact avec un autre être humain peut être porteur du virus, de la maladie, de la mort.
En réaction, les scientifiques et les dirigeants politiques ont dû prendre des décisions dans l'urgence. Nous avons expérimenté une nouvelle forme de gouvernement : une « logocratie » dans laquelle la parole de la science, argumentée et porteuse de véridicité, semble donner la voie à suivre, la vérité pour guider l’action publique. La communication publique a été mise à rude épreuve puisqu'il s'agissait à la fois de donner les consignes pour protéger le plus grand nombre, mais aussi de rendre possible une certaine « banalisation de l'État d’exception » (interdictions, confinement, pass sanitaire) et de mettre au jour, au risque de renforcer certaines vulnérabilités. L’âge, l'obésité, les diverses formes d'insuffisance respiratoire sont devenus des indices de morbidité accrue. On a parlé de personnes à risques, d’isolement, de mesures barrières, de variants, d’ARN messager, de tests antigéniques… Ces nouveaux mots sont apparus dans le vocabulaire commun, pour décrire des réalités nouvelles, qui tendent à devenir habituelles.
Cette crise est venue percuter et révéler les failles et les manques de nos sociétés complexes, devenues fragiles. Après l’infobésité, c’est une forme « d’infodémie » qui a frappé les médias et l’attention du public, en laissant se développer une fébrilité permanente à l’égard de l’idée de la vérité portée par la Science, qui est un processus de recherche, pas une parole révélée. Dans le monde entier, le Covid est devenu le sujet unique. Il faudra se souvenir que jamais aucun autre événement n'a rempli à ce point l'espace médiatique, au point d'en effacer à peu près tous les autres, pendant plusieurs mois.
La crise du Covid-19 a révélé le besoin pressant d'une éthique collective du « courage ».
Pour Cynthia Fleury, cette crise a succédé à beaucoup d'autres et révélé une fois de plus le besoin pressant d'une éthique collective du « courage ». Le concept qu’elle a forgé voici des années (La Fin du courage, 2010) permet de proposer à la fois un outil de protection du sujet (contre le ressentiment, l'amer) et un outil de régulation démocratique de nos sociétés. Le courage dont il est question, c'est celui qui consiste à accepter le réel et à le dire, à agir et penser ensemble. Être courageux, c’est postuler l’irremplaçabilité de chacun·e d’entre nous ; non pas parce que nous serions extraordinaires, mais parce que c'est à nous de faire cela, nous ne pouvons nous défausser, nous abstraire. Voilà le courage, à l’heure où certains pourraient être tentés de nier le réel, ou de revendiquer des droits, sans toujours mesurer les devoirs y afférents.
La philosophe va plus loin, en proposant de dire le vrai, au sens de l’imaginatio vera, l’imagination vraie, dont la gageure est d’inventer le réel sans le fuir, de l’orienter, de lui conférer un sens. Une affaire de communicant, sans doute. Mais, prévient-elle, il faut se préparer à endurer le prix de ce courage, le pretium doloris de cette quête, sans assurance d’être payé de retour, sinon par la chaleur de la présence des compagnons de voyage (fellows), avec lesquels il faut se renforcer au long du parcours. La douleur n’empêche pas la vis comica, cette petite voix qui rappelle de toujours mettre de la dérision, du décalage, voire de l’humour dans toutes choses, pour les rendre humaines, supportables. Affronter le réel, ne pas le fuir, mais amortir les coups par l’humour, pour « ne pas subir sa terreur ». Pour résumer un tel parcours, les règles et méthodes à préserver et faire vivre en commun, Cynthia Fleury a rédigé, avec Antoine Fenoglio, un vade-mecum, Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen, qui reprend en 10 points le chemin qui nous mène de la préservation de la Vie à la nécessité de « demeurer et devenir »… Sous forme de tract (collection Gallimard), que l’on pourrait titrer : Courage, ne fuyons plus.