Arrêtons de débloquer
C’est un lieu commun de la com de crise. À un certain moment, quand les carottes sont cuites et que la gouvernance tente de reprendre la main en lâchant du lest, la formule toute faite fuse, de façon quasi automatique : « X millions seront débloqués. » Pour faire un effet d’annonce, pour calmer le jeu ou pour changer de pied. Mais d’où viennent ces millions ? Du pays des millions bloqués ? Nous sommes là face à une antipédagogie budgétaire. Un effet pervers puissant et pourtant si souvent convoqué !
Par Youcef Mokhtari.
Difficile de dire qu’il s’agit d’une facilité de langage. Car les situations de crise qui débouchent sur le procédé des « millions débloqués » sont sérieuses, dures, profondes et elles engagent souvent la paix sociale. Récemment, c’est à propos de la grève des urgences, ou lors de la phase initiale des gilets jaunes que le gouvernement s’est fendu de cette formule. Dans les territoires, à une autre échelle, la communication de crise aboutit bien souvent au même scénario. Rien de particulier, dans un rapport de force, de voir le pouvoir tenter de désamorcer en « lâchant » du lest sous forme de crédits. Le moins possible. Et surtout en restant dans la dépense exceptionnelle. Ce qui est curieux, c’est plutôt la répétition à l’identique de la formule des « millions débloqués ». Comme si la langue française n’offrait pas là aussi des centaines de variantes et de subtilités ! On pourrait tout autant parler de crédits exceptionnels, d’effort budgétaire ou de réaffectation. Ce dernier mot couvrant d’ailleurs la réalité de la manœuvre, comme nous le verrons. Non, à la guerre comme à la guerre et le porte-parole dit toujours aussi gravement – et avec l’économie de mots suffisante pour indiquer que, là, on ne rigole plus – « on débloque, un point c’est tout ». Le communiqué de presse est d’ailleurs court, lapidaire. Fin de l’épisode.
Une marotte empoisonnée
Évidemment, la crise ne s’arrête pas sur ce coup de sifflet. Les jusqu’au-boutistes « jusqu’au-boutisent », beaucoup de parties prenantes se sentent flouées, mais l’impression générale est que, la gouvernance ayant lâché quelque chose, on s’avance vers un règlement du conflit. La déflagration médiatique du « déblocage de millions », tout en prenant des airs sérieux et rigoureux, relève d’une marotte communicationnelle, partagée par tous les dirigeants et qui mériterait un vrai temps de réflexion. Car elle contient un poison insidieux, qui entre en résonance avec des idées reçues, des sentiments diffus : d’un côté, il y a le pouvoir et l’argent, de l’autre, ceux qui ont des difficultés (à décliner selon les thèmes). Car si on « débloque des millions », c’est donc bien qu’ils étaient bloqués. Cela peut confirmer qu’il y a un trésor gardé par ceux qui l’administrent (et qui en profitent peut-être). Puis, quand la situation devient trop tendue, que l’on peut se servir dans ce trésor pour saupoudrer un peu. Pour couronner le tout, ces millions se traduisent d’ailleurs immanquablement par une prime ou un « coup de pouce » de quelques dizaines ou centaines d’euros. Décevant.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme !
Comment ensuite tenir un discours réaliste sur l’orthodoxie budgétaire, sur l’intérêt général et sur la manière de collecter l’argent public pour le consacrer aux efforts collectifs ? La formule des « millions débloqués » en com de crise est un remède qui aggrave la situation. Dans chaque secteur, dans chaque catégorie se développe alors l’idée que si tel ou tel groupe a pu faire pression pour que ce déblocage se fasse, alors, il faut en faire autant. Certes, on ne voit là que l’expression des rapports de force dans une société. Cependant, si on considère qu’une société équitable et intelligente doit s’écarter du clientélisme et des relations immatures et vénales, alors il serait temps que la sortie de crise par un geste financier soit traitée avec plus de finesse. Et pourquoi pas avec un peu de communication publique ? Pourquoi ne pas expliquer alors par quelle opération budgétaire la gouvernance va réaffecter des crédits, anticiper des dépenses, en reporter d’autres ? L’urgence peut en effet justifier de telles opérations, mais il est inutile de convoquer l’image infantilisante des « millions débloqués ». Ce serait d’ailleurs l’occasion de montrer que :
- le budget est bien géré et qu’il n’y a pas de sommes laissées en jachère ;
- toute décision politique a un coût ;
- si on affecte plus de crédits à une action, il faudra baisser ceux d’une ou des autres ;
- et enfin que l’argent public ne se mobilise pas selon la volonté du prince !