Coup d'œil sur une opinion fracturée
Quelles leçons tirer des résultats inédits de la dernière séquence électorale ? À l’approche du prochain scrutin municipal, Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l'Ifop, partageait avec nous son analyse de la géographie sociopolitique de la France lors de la réunion de rentrée de Cap'Com, à Paris, le 20 septembre. Un éclairage sur les fractures de la société et les disparités de modes de vie qui rappelait aux communicants publics l'importance de mettre « tout le monde sur la photo ».
Plus de 70 communicants ont assisté à notre rendez-vous avec Jérôme Fourquet. Lors de cette réunion ouverte du Comité de pilotage de Cap'Com, le directeur du département opinion à l'Ifop a analysé la séquence politique inédite que traverse la France. Cette rencontre a occasionné beaucoup d’échanges sur les fractures territoriales et la nécessité qu’a la communication publique de parvenir à s’adresser à tous les citoyens. Nous ne rendons compte ici que d'une partie de cette intervention et du débat qui s'est ensuivi.
Les scrutins législatifs de juin 2024 ont considérablement rebattu les cartes et abouti à la tripartition et à la majorité introuvable à l’Assemblée. Cette situation politique inédite est la résultante d’un choc frontal entre deux grandes tendances qui se sont mises en mouvement à l'occasion de ce vote, explique Jérôme Fourquet : « La dynamique très puissante en faveur du Rassemblement national, déjà manifeste aux européennes, confirmée et amplifiée aux législatives, et, en retour, le contre-choc suscité par l'imminente arrivée au pouvoir du RN qui a réactivé à un niveau très élevé le front républicain. »
Une fracture géographique confirmée
Cette très puissante dynamique de l'idéologie nationaliste d'extrême droite se traduit par des scores inédits pour le RN dans les régions qui votaient déjà le plus pour ce parti, analyse le directeur du département opinion à l'Ifop : 40 % au premier tour, dans le littoral méditerranéen, la vallée de la Garonne et toute la France du Nord-Est. L'ancrage de ce parti dans le temps et dans certains territoires est fort : une quarantaine de circonscriptions sont tombées dans l'escarcelle du RN dès le premier tour, et 32 % des candidats sortants ont été réélus dès le premier tour. Dans la France de l'Ouest et dans le Massif central, l'audience du RN est contenue, mais le parti est tout de même présent quasiment partout au deuxième tour des législatives. « Les grandes villes échappent à cette vague bleue, mettant en lumière la dichotomie entre le cœur des métropoles et La France périphérique. »
Cette dichotomie se confirme avec l’analyse du vote en fonction de taille de la commune en nombre d’habitants, avec une géographie du vote RN très marquée. Si l’on prend en compte les communes jusqu'à 10 000 habitants, le RN comptabilise avec ses alliés ciottistes 10,5 millions de voix, soit 70 % du total dans des communes de moins de 10 000 habitants, alors qu’il n’obtient que 400 000 suffrages (17,7 % des votes) dans les villes de plus de 200 000 habitants, qui concentrent pourtant une part très importante de la population française. Manifestement, le RN parle à la France des villes de moins de 10 000 habitants.
L’atteinte de l'hégémonie culturelle
« Quand un parti rassemble 40 % des électeurs dans un territoire, ça veut dire qu'il a atteint l'hégémonie culturelle. Le matin, devant l'école, quand les parents discutent 5 minutes, à la machine à café, au bureau, à l'atelier, dans le vestiaire d'une classe de foot amateur, 4 personnes sur 10 ont voté la même chose. Ce n'est pas encore la majorité absolue, mais c'est la majorité relative, ce sont eux les plus nombreux. Ils dictent l'agenda, leur humour prévaut, ce sont leurs mots qui sont employés et donc ils ont atteint l'hégémonie culturelle. Avec, derrière, un effet boule de neige. C'est dans les endroits où ils sont plus forts qu'ils ont le plus progressé. C'est ce qu'on appelle le sens commun. Vous baignez dans un environnement où cette vision du monde s'est imposée. »
Une fracture sociale avérée
« Cette montée des eaux bleu marine a concerné tous les groupes sociaux », explique Jérôme Fourquet. Le vote RN a progressé dans tous les groupes sociaux entre 2022 et 2024. Dans les catégories populaires, employés et ouvriers, qui étaient déjà les plus nombreux à voter ainsi en 2022, le RN remporte environ 50 % des suffrages. Mais, phénomène nouveau, chez les cadres et les professions intellectuelles – catégorie qui vote en relatif le moins pour le RN –, le parti emporte 24 % des voix.
« Cette progression se retrouve sur une autre variable, celle du niveau de diplôme et du bagage culturel des individus. » Moins on est diplômé, plus la propension à voter pour le RN va être importante. Mais le vote RN progresse aussi parmi le public le plus diplômé, pour atteindre 20 %. Et sur les CSP, c'est dans les groupes sociaux où le RN était déjà plus fort que la progression en points est la plus importante (+11 points chez les bac +2, et +17 points parmi les personnes qui ont un niveau inférieur au bac).
L’analyse du vote en fonction du revenu médian dans la commune confirme une fracture entre les catégories plus aisées, qui se reconnaissent plus volontiers dans le macronisme et les politiques pro-européennes, et les autres catégories sociales. « Plus le revenu médian augmente, plus le vote Ensemble a gagné. Il devient majoritaire à partir de 30 000 euros de revenu médian. Inversement, plus le revenu médian baisse, plus le vote pour le Nouveau Front populaire l’emporte. »
À l'inverse des quartiers populaires en banlieue
« La gauche fait ses meilleurs scores dans les communes les plus pauvres – moins de 16 000 euros de revenus annuels –, pour l'essentiel des communes de banlieue. La trajectoire du vote RN est plus singulière. Dans les communes les plus modestes, le vote est très largement dominé par le NFP. Mais dès qu'on est un peu au-dessus, à partir de 16 000 euros de revenu médian jusqu'à peu près 25 000 euros, le RN est en tête. »
La France des petits moyens
« Certains sociologues parlent de la France des petits moyens, celle de ceux qui ne sont pas les plus pauvres, donc pas forcément dans les banlieues ou dans le logement social, mais celle de ceux qui forment la petite classe moyenne, dans laquelle se sont développés depuis quelques années un très fort discours anti-assistanat et un ressentiment à la fois contre le haut et contre le bas. Une France qui a peur d'être un jour happée et de descendre se retrouver avec les plus pauvres. Géographiquement, cela explique, par exemple, l'explosion du vote RN dans des départements comme la Seine-et-Marne ou l'Oise, avec des habitants qui ont quitté les quartiers populaires, les quartiers les plus pauvres, qui sont en stratégie d'ascension sociale et d'accession à la propriété, et qui ont la hantise, comme ils le disent, d’être rattrapés par la banlieue. Voilà qui explique pourquoi, dans ces communes où il n'y a aucun immigré, les habitants votent RN, justement parce qu'ils ne veulent pas qu'il y en ait. »
Parler au « peuple de la route »
Plus que jamais, la fracture géographique et sociale est massive, avec en arrière-plan des modes de vie différents. « La France de moins de 10 000 habitants demeure, contrairement aux habitants des villes, extrêmement dépendante de la voiture dans sa vie quotidienne. C'est ce que nous appelons “le peuple de la route”. »
Le croisement du vote au premier tour des législatives par le degré de dépendance à la voiture montre que plus les personnes en sont dépendantes, plus elles votent RN. C’est à ce peuple de la route que s’adressent les leaders du RN. « Pendant la campagne des européennes, Jordan Bardella a fait du passage obligatoire à partir de 2035 à la voiture électrique – une réglementation européenne mais qui parle aux gens – un de ses sujets phares. Le radar automatique, le contrôle technique… le RN parle régulièrement de toutes ces réglementations à même d’embêter les “honnêtes citoyens”. Ce faisant, il parle à ce peuple de la route et fait écho aux revendications des gilets jaunes. »
« Au moins, eux, ils nous calculent » : la prépondérance de l’empathie de point de vue
Une autre différenciation en termes de mode de vie n’a pas échappé au RN : le mode de chauffage. « Dans son débat d'entre-deux-tours à la présidentielle contre Emmanuel Macron, Marine Le Pen illustre sa proposition de ramener à zéro la taxe sur les produits pétroliers en prenant l'exemple d'une famille qui se chauffe au fioul. Dans toute la France des petites communes, les habitants savent ce que c'est de faire le chèque en début d'hiver quand il faut mettre 1 500 ou 2 000 euros dans la cuve. Que la mesure proposée soit sincère ou non, réalisable ou pas, le simple fait que le RN en parle montre qu'au moins, lui, “il nous calcule”, comme diraient les jeunes. Il sait que nous existons, il parle de nos problématiques. » Une analyse qui montre bien la prédominance de l’incarnation, de la posture, sur le discours et donc sur une communication élaborée et réfléchie. Pour Jérôme Fourquet, cette notion d’empathie de point de vue est fondamentale pour les communicants publics. « Je pense qu'il vous faut bien comprendre cette notion. Le RN a réussi depuis très longtemps à créer cette empathie de point de vue avec toute une partie de la population, ce peuple de la route, l'électorat de la France périphérique, un prérequis pour emporter le vote des citoyens. »
Dans un paysage sociologique et politique qui est moins structuré que par le passé, beaucoup d'électeurs aujourd'hui regardent la campagne électorale, les candidats, les partis, et ils vont procéder en deux étapes pour fixer leur vote. Première étape, on va regarder, écouter quel est le diagnostic que le parti ou le candidat émet sur la situation du pays. Et est-ce que ce diagnostic est conforme ou non à ce que moi je vois depuis ma fenêtre. Est-ce qu'on parle de la même France. Si ce prérequis est validé, il y a un prérequis subsidiaire, et dans la « big picture », comme on dit en bon français, dans la grande toile générale que ce parti dresse de la France, est-ce que moi et les miens, on est sur la photo ? Si le diagnostic posé est complètement hors sol par rapport à celui de l’électeur, il zappera la seconde étape, celle de l'étude des propositions des partis, qui ont de grandes chances d’être, comme le diagnostic, complètement à côté de la plaque. L'endroit où le parti est implanté, le discours qu’il tient, les candidats qu’il aligne disent la France qu’il entend représenter ou à laquelle il appartient. « De manière quasi instinctive, les gens le sentent. “Il est de mon camp, il parle comme moi, il est fringué comme moi, et donc il est de chez nous.” Cette empathie crée un sentiment d’attachement fort quel que soit le réalisme des propositions faites. »
« La tête, la main, le cœur »
Les profils sociologiques des candidats présentés aux législatives par les trois blocs politiques font écho à la répartition sociale du vote. Jérôme Fourquet fait référence à un livre de David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur, qui établit que, dans la société contemporaine, les groupes sociaux correspondent métaphoriquement aux trois organes d'un corps humain : la tête, la main, le cœur.
- La tête : ceux qui ont fait des études, qui ont des diplômes et qui sont des cadres managers, dans le privé ou dans le public. Ce sont 42 % des candidats macronistes.
- La main : ceux qui travaillent manuellement dans nos sociétés post-industrielles, les ouvriers, mais aussi les employés, toute une partie des artisans, des agriculteurs. Ils sont les plus nombreux parmi les candidats RN.
- Le cœur : qui s'est beaucoup développé au cours des dernières décennies avec notamment notre modèle de protection sociale ; ce sont les métiers du soin, les métiers du « care », assistante sociale, métiers de la santé, métiers d'éducation, de la culture, des personnes qui en général sont diplômées, mais qui ont un niveau de revenus relativement faible. Ils sont les plus nombreux parmi les candidats du NFP.
Mettre les gens sur la photo
En communication, cette empathie de point de vue se construit à la fois par les angles retenus, les exemples choisis, les termes employés. « En tant que communicant public, sur les supports que vous produisez, sur les contenus que vous fabriquez, insiste Jérôme Fourquet, il y a sans doute une prise en compte insuffisante de cette dichotomie entre les différents groupes. Il y a une fracture qui s'opère à la fois sur les sujets qui sont traités, sur les angles avec lesquels vous les abordez, mais également sur les mots qui sont employés. Il faut utiliser des mots simples, éviter les anglicismes… » Voilà des paroles qui font vivement écho à la récurrence des échanges au sein du réseau de la compublique sur la nécessité et la manière de rendre sa communication simple et accessible au plus grand nombre.
Et cette accessibilité doit aussi passer par la relation et la proximité avec les habitants. « Rappelez-vous un échange plutôt sympathique entre une électrice du RN de Calais et Raphaël Glucksmann, qui lui demande pourquoi elle vote pour le RN. “C'est simple, Marine, c'est la seule qui n'a pas honte de nous sur la photo”. Le Pen, elle l’appelle par son prénom, vous voyez l'empathie de point de vue. Et mettre les gens sur la photo, les communicants doivent s’y employer pour parler à la diversité des habitants du territoire comme des agents de la collectivité. »
Quelles seront les répercussions sur les prochaines municipales ?
Que nous dit cette analyse du dernier scrutin en date sur les prochaines élections municipales qui impacteront directement les communicants ?
Jérôme Fourquet appelle à la prudence quant aux projections des résultats d'une élection sur l’autre, en particulier entre un scrutin national et un scrutin local. L’instabilité politique majeure a installé une dichotomie entre les forces qui dominent au national (le triptyque RN, Renaissance, LFI) et celles qui sont toujours fortement installées au niveau local (PS, LR, voire UDI, Modem). « Le RN est déjà puissant depuis un moment. Mais ils n’ont que 15 villes en France. Peut-être que, dans deux ans, ils vont en avoir 40 ou 50… Mais il faut que le parti ait un candidat, et pas qu'un candidat, toute une équipe. Et il faut qu’il soit crédible, c'est la force du local. »
Parmi les nombreuses questions venant des participants à ce petit déjeuner de rentrée, plusieurs ont souligné « l'importance de faire un point à froid avant de repartir tête baissée » dans le travail au service de l'action publique et de l'intérêt général, surtout dans une société qui « se réfugie dans des principes excluants » et sur des bases populistes. En revenant sur le terrain de la communication publique locale, certaines questions interpellaient sur la marge de manœuvre qui reste à cette échelle. L'intervenant y a répondu en évoquant cet « ancrage local » qui joue un rôle majeur dans le scrutin municipal. Les habitants votent plus facilement pour un candidat ou une candidate qu’ils connaissent et qui « a fait du bon boulot ». « C'est un autre type de mandat, un mandat de gestion. Contrairement au scrutin national, les gens y regardent à deux fois avant de voter pour quelqu’un qui va gérer la commune dans laquelle ils vivent, donner les subventions à l'école pour pouvoir scolariser ses enfants, etc. »
Au niveau local, on peut plus facilement montrer qu’on peut encore faire société.
La politique par la preuve est un élément qui joue dans le « maintien de la cote de confiance des élus locaux à un niveau très supérieur à celle des autres responsables politiques ». Et, pour Jérôme Fourquet, ce n’est pas le seul atout dans les mains des communicants territoriaux : « Au niveau local, on peut plus facilement montrer qu’on peut encore faire société par les grands moments collectifs, l'importance d'appartenir à un territoire, mais également le fait de conforter tous ceux qui continuent dans cette tendance à jouer collectif, notamment au tissu associatif. Il faut tout faire pour les mettre en valeur, les soutenir financièrement et autres, parce qu'on a plus que jamais besoin d'eux pour maintenir du ciment. Et créer toutes ces occasions pour remettre du microlien face à l’acide de l'individualisme. »