De la frustration en communication publique : la campagne de vaccination contre la covid
Au-delà de la polémique sur le nombre de doses disponibles en France, avec la campagne de vaccination contre la covid-19, l’État nous a offert une étude de cas grandeur nature sur les conséquences d’un effet d’annonce qui n’est pas suivi de la concrétisation attendue. Où l’on voit, dans cette fable moderne, que la frustration ne sert pas forcément qui la déclenche, voire agit à ses dépens...
Par Yann-Yves Biffe.
Ça donne à penser que la communication doit générer de l’espoir
Dominique Wolton disait : « La communication doit être surréaliste », dans le sens où la communication peut dépasser le réel et préfigurer une situation meilleure pour préparer l’amélioration des choses et le changement des mentalités.
Est-ce la porte ouverte à tous les exagérateurs, bonimenteurs de mauvaise foi ? Non, car il existe un garde-fou qui tient dans la confiance du public cible.
Dominique Wolton aurait en effet pu ajouter que, même anticipatrice, la communication doit rester crédible et que, pour cela, le différentiel entre la situation vécue et le but à atteindre doit rester à distance atteignable.
À défaut, la cible ne croit plus au projet et son porteur en sort décrédibilisé.
À quel moment la situation a-t-elle dérapé dans la campagne de vaccination contre la covid-19 ?
Dès le début, en fait. Dans le cas présent, le ministère a couru après les événements : les pays voisins ont commencé à vacciner avant, plus vite, plus fort. Le ministère avait donc une parole déjà décrédibilisée par la comparaison. Il était dans la réaction et a cédé à une pression médiatique intense, dans laquelle étaient conjugués les demandes des élus locaux et le grondement populaire relayé en boucle par les médias au premier rang desquels les chaînes info dont la vocation première est de parler de la covid en permanence.
La tentation était grande de desserrer l’étau en annonçant « C'est parti ».
Les Français étaient soulagés, ils allaient pouvoir être vaccinés. Tous les plus de 75 ans allaient pouvoir en bénéficier rapidement.
Il n’y avait plus qu’à. Sauf que le « plus qu’à » était conséquent : les collectivités étaient sollicitées le mardi pour création d’un centre d’appel le jeudi et ouverture d’un centre de vaccination le lundi. Le délai était court, c’est peu de le dire, mais les élus locaux avaient dit qu’ils étaient capables de faire, alors ils se sont mis en situation de réussir.
Sauf que le nombre de doses disponibles dans les mois à suivre et le nombre de personnes potentiellement concernées n’étaient pas en phase.
Était-ce une erreur d’évaluation ? Difficile à croire quand on sait que le nombre de Français de plus de 75 ans est disponible gratuitement, commune par commune, sur le site de l’Insee.
Même si le ministère n’a jamais reconnu s’être précipité dans le déploiement de la campagne, les Français se sont vite rendu compte que l'important était d’annoncer sur BFM, pas de réaliser.
Est-ce qu’on s’est dit au ministère : « Il faut voir grand d’emblée et pas grave si ça dérape, quand quelques-uns seront vaccinés, tous se diront que ça va bientôt être leur tour » ?
ou « La majorité n’en voudra pas » ?
ou « Peu importe le terrain, les jeunes actifs parisiens vont être impressionnés par les chiffres qu’on va annoncer » ?
Peut-être.
Mais c’était sans compter sur l’effet frustration.
Ça donne à prendre conscience des caractéristiques de la frustration en communication
Comment cet effet se manifeste-t-il ?
Vous annoncez que toutes les personnes âgées de plus de 75 ans pourront avoir accès au vaccin. Vous ne les priorisez pas : aucune condition d’âge, de santé… rien. Pour être sûr que tout le monde ait bien compris le message relayé par tous les médias en boucle sur la covid-19, vous faites envoyer une invitation personnelle à la vaccination par la CPAM, que les personnes recevront une semaine après l’ouverture (et la refermeture quasi immédiate) des inscriptions.
De fait, vous légitimez officiellement les personnes concernées dans leur droit à obtenir quelque chose que vous leur avez promis.
Et là vous leur dites : « À vous de jouer, inscrivez-vous »… tout en sachant qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Parce que le site internet ne peut pas encaisser le flux, parce que les standards téléphoniques ne sont pas dimensionnés en conséquence, parce qu’il n’y a pas assez de vaccins pour le nombre de personnes concernées, tout simplement.
D’où le fait que les personnes concernées, baladées d’un numéro national à un numéro local, à une plateforme internet, s’énervent, crient contre un répondeur téléphonique, invectivent les standardistes qui « vont être responsables de leur mort »… et appuient inlassablement sur la pédale de la boîte de Skinner revue façon covid.
Quelques jours plus tard, le 19 janvier, pour vérifier comment marche l’effet frustration, le ministre de la Santé remet une pièce dans le juke-box en annonçant sur France Inter (https://www.bfmtv.com/sante/vaccination-contre-le-covid-19-veran-annonc…) : « J'ai demandé à mes équipes qu'avant la fin de semaine, lorsque vous êtes en contact téléphonique avec un centre ou lorsque vous allez sur le site internet et que vous ne trouvez pas de créneau disponible, on enregistre vos coordonnées et que nous vous rappelions quand des créneaux sont disponibles pour la vaccination. » Nous ? Nous qui ? Qui peut matériellement rappeler des millions de Français ? Personne n’est au courant sur le terrain… Les seniors rappelent en masse pour se faire inscrire sur une liste… qui n’existe pas deux semaines plus tard. Encore une fois la parole gouvernementale est affaiblie.
Alors, autant jouer sur la frustration peut générer de très beaux résultats pour une opération commerciale (« seulement 30 perceuses pour vos 300 magasins, soyez le premier »…), autant cela crée un effet très négatif pour une politique publique.
Un effet d'annonce qui n’est pas suivi d’effet, ça arrive malheureusement, et les Français ont appris à prendre du recul voire s’en moquer… tout du moins quand il s’agit d’une annonce à portée générale, à échéance et portée assez floues.
Quand il s’agit d’une promesse individuelle à laquelle une personne peut prétendre immédiatement, il en va tout autrement.
Dans la devise de la République, il y a « Égalité ». Et quand l’égalité dans les prestations publiques n’est plus assurée, c’est la Fraternité qui trinque.
Chacun se dit : « Pourquoi l’autre aurait et pas moi ? Pourquoi passerait-il avant moi ? Ma vie a-t-elle moins de valeur ? Encore un truc pour les privilégiés ! »
Dès lors, c’est chacun pour soi, il faut être le premier à obtenir le sésame pour un peu plus de vie, et chacun a une bonne raison pour passer avant les autres. C’est la course contre la peur, la peur de manquer, la peur de mourir. La lutte pour un peu plus d’espoir.
Alors quand cet espoir est déçu, la déception est grande, inversement proportionnelle à la récompense placée à portée de main, à l’attente suscitée par l’annonce.
Ça donne à penser que la frustration dope l’acceptation
Cela génère au moins un aspect positif.
De prime abord majoritairement sceptiques, les Français se sont en effet révélés dans une étonnante et écrasante proportion désireux de se faire vacciner.
L’effet mouton est en effet voisin de l’effet frustration. D’apparence équilibrée, l’être humain qui voit un troupeau de ses congénères courir vers quelque chose qu’on leur distribue s’agglutine à son tour et bat des coudes pour passer avant les autres.
Il est satisfait de s’en être emparé. Le chasseur a obtenu le gibier, avant les autres, même s’il ne sait pas ce qu’il va en faire.
Si tout le monde veut se faire vacciner, c’est que c’est bien et dans ce cas, autant l’avoir en premier…
S’il y avait eu autant de doses disponibles que de Français, y aurait-il eu le même engouement ?…
Est-il alors vraiment imaginable que cette adhésion ait pu être recherchée sciemment de cette façon ?
Pour conclure, je regretterai que ce type de campagne non maîtrisée ne se limite pas à décrédibiliser son émetteur. Elle diffuse malheureusement une mauvaise image des métiers des politiques publiques et de la communication, ce qui aboutit à la généralisation d’une expression malvenue comme « C'est que de la com ! ».
Non, c’est que de la mauvaise com !
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