Démarketing territorial : gérer la destination plutôt que la promouvoir
Alors que la plupart des territoires s'emploient à attirer les touristes déconfinés, certaines destinations lancent des campagnes de démarketing. Une démarche de promotion inversée de plus en plus fréquente pour pallier les effets délétères d’une surfréquentation touristique. Voyons quelles approches privilégie la communication touristique pour « décourager le visiteur ».
Démarketing is the (not so) new marketing
« Le démarketing , c’est encore du marketing », affirmait Marc Thébault, responsable de la mission attractivité territoriale de Caen-la-Mer dans son dernier billet. Rappelant quelques fondamentaux pour nuancer la « nouveauté » des démarches de marketing territorial plus responsable et plus durable engagées ici ou là, il s'y réfère à Philip Kotler, le « père du marketing moderne »… et du démarketing. Avec Sidney J. Levy, ils introduisent l’expression dès 1971 dans la Harvard Business Revue. Dans un article intitulé Demarketing, yes, demarketing, ils la définissent comme « l’aspect du marketing qui vise à décourager les clients en général ou une catégorie de clients en particulier sur une base temporaire ou permanente ».
La publication analyse les différents types de situations qui conduisent à utiliser les outils de marketing pour décourager la demande de certains biens ou services. Les auteurs y évoquent déjà les stratégies de « démarketing » en matière touristique de Bali ou de l’État de l’Oregon pour illustrer le cas de la « surpopularité chronique qui peut être considérée comme une menace grave pour la “qualité” à long terme du produit ».
Quelques décennies plus tard, nombreux sont les territoires confrontés à l'instar de Bali à une hyperfréquentation touristique, particulièrement boostée ces dernières années par la baisse des prix et l'utilisation exponentielle des réseaux sociaux en général et d'Instagram en particulier. Avec en arrière-plan une approche plus responsable vis-à-vis du territoire et de ses habitants, les territoires activent plusieurs leviers marketing pour réguler les flux touristiques. Explorons le volet promotion en parcourant quelques campagnes de communication qui accompagnent ces démarches de démarketing.
Expliquer la réalité de l'expérience au touriste
Confronté à un record de fréquentation à l’été 2020, le parc national des Calanques de Marseille aborde la saison touristique 2021 avec une campagne de démarketing : « La volonté n’est pas uniquement de montrer les magnifiques paysages et les lieux emblématiques, mais d’expliquer l’expérience que va trouver le visiteur », explique Didier Réault, président du parc national. Sur le site internet des Calanques, mots et images donnent à voir « À quoi s’attendre ». Derrière l’intitulé, l'internaute découvre des témoignages de visiteurs en vidéo, et des informations pour préparer sa visite : stationnement, absence de point d'eau, de toilettes, de commerces ou de poubelles, caractéristique du trajet jusqu’au calanques – avec des formules explicites et sans détour comme « survivre aux Calanques ».
Mêmes formules peu engageantes aux États-Unis pour Kanarra Falls, et son parcours dans un canyon creusé au fil du temps par la rivière. « Randonnez à vos risques et périls », alerte le site. « Pour franchir les premières chutes, vous devrez grimper sur une échelle en rondins de 15 pieds avec des barreaux métalliques et sans mains courantes. Un peu plus loin sur le sentier, vous devrez escalader un gros rocher sur le côté droit du canyon sans échelle ni poignées pour continuer », précise la page.
Des mots tout aussi dissuasifs que la politique de prix adoptée pour contrecarrer la flambée de fréquentation de ces cascades depuis une dizaine d’années. Une augmentation du nombre de visiteurs directement corrélée au développement des réseaux sociaux comme Instagram. Le cocktail « viralité – belles images » n’a pas épargné ce décor de roche rouge hautement photogénique.
Ces beaux clichés partagés en ligne offrent une vision idéalisée de la réalité qu’à Marseille on tente de tempérer avec des photos qui donnent à voir la réalité sous un autre angle. « Massif montagneux en bord de mer, les Calanques offrent peu de plages. Situées au creux des criques, dénuées d’équipements, elles sont souvent difficiles d’accès, exiguës et prises d'assaut pendant la période estivale », peut-on lire sous le diaporama-photo de la page « Plages et baignade » du site des Calanques. Les clichés alternent plan large et plans plus resserrés sur la plage pleine d’estivants et beaux points de vue sur le sable déserté hors saison. L’argumentaire insiste sur le combo plages réduite et surfréquentation – allant jusqu'à expliquer comment « survivre aux autres » – tout en le comparant avec les nombreuses plages alentour : « Contrairement aux Calanques, elles proposent souvent plusieurs équipements et sont facilement accessibles (proximité des centres-villes, parkings, etc.). »
Inciter à aller voir ailleurs
C’est là l’un des autres ressorts utilisés en matière de démarketing : détourner l'attention sur d’autres destinations. La concurrence territoriale laisse ici place à la concorde entre territoires, voisins tout du moins. À une échelle plus large, comme celle d’un pays, la démarche invite à voir le territoire différemment.
Les Pays-Bas ont commencé ce travail début 2020 par un rebranding national. Fini l’appellation « Hollande » utilisée par le pays depuis vingt-cinq ans. En la remplaçant par « Pays-Bas », le gouvernement souhaite attirer l’attention des touristes sur des parties moins connues du pays et réduire la surfréquentation des provinces et villes hollandaises. À commencer par Amsterdam qui deux ans auparavant a « perdu ses lettres de noblesse ». Symbole d’une des premières démarches de marketing territorial, le logo géant I Amsterdam installé sur la place devant le Rijksmuseum est démonté après avoir servi de décor aux souvenirs de milliers de touristes. « Ces lettres dans le parc du musée sont devenues un symbole du tourisme de masse et l'effet négatif qu'il engendre », explique alors l'échevin des affaires économiques. L’explosion du tourisme dans la ville a chassé les habitants vers la périphérie, fuyant l’affluence touristique et les problèmes de circulation. « Want to see Amsterdam? How about Groningen instead? » Depuis 2019, les slogans des campagnes nationales flèchent donc les touristes vers d’autres lieux moins connus.
En Nouvelle-Zélande, pour mettre en valeur d’autres lieux que les destinations emblématiques, la stratégie repose sur l’incitation des touristes à se démarquer. Depuis l’été 2020, le pays déploie la campagne de communication « Do Something New, New Zealand ». Elle accompagne un plan de relance pour stimuler l’activité touristique dans l’ensemble du pays dont les frontières, fermées depuis le début de l’épidémie en 2020, devraient le rester encore une bonne partie de 2021. Dans une première vidéo, des Néo-Zélandais parlent des endroits encore jamais vus qu’ils mettent sur leur liste de visites à faire.
À l’automne 2020, deux artistes locales très connues invitent en musique les locaux à explorer de nouvelles destinations dans une seconde vidéo.
Début janvier 2021, une nouvelle vidéo cible les touristes qui voyagent sous l’influence des réseaux sociaux pour les inciter à faire quelque chose de nouveau. Une autre star locale, le comédien et snapchatteur Tom Sainsbury, endosse le rôle de chef de la patrouille Social Observation Squad (SOS) qui part à la chasse aux touristes sur les lieux instagramables. « Baissez les bras lentement », crie-t-il à des touristes qui posent les bras en croix en haut d’un point de vue célèbre. « C'est du déjà-vu », leur dit-il avant de les poser dans un domaine viticole. La vidéo a été visionnée plus de 650 000 fois.
Dégéolocaliser
Autre façon de détourner les touristes des lieux « instagramables », la dégéolocalisation. La vallée de Jackson Hole aux États-Unis a lancé une action de communication en ce sens intitulée « Localisez responsable, gardez Jackson Hole sauvage ». Elle encourage les visiteurs à utiliser des coordonnées génériques quand ils partagent leur photo sur les réseaux plutôt que l’endroit exact où celle-ci a été prise.
En 2019, WWF France a lancé une démarche similaire pour sensibiliser les instagrameurs à la protection des sites naturels. L’association a créé une géolocalisation unique – « I Protect Nature » – correspondant au siège du WWF France près de Paris. Elle invite les internautes à l’utiliser quand ils se géolocalisent pour éviter ainsi d’exposer des lieux peu visités à un tourisme de masse pour lequel ils ne sont pas prévus.
Impliquer et responsabiliser
Les opérations de démarketing s’appuient à la fois sur l’explication et l’implication. Objectif : responsabiliser le touriste dans le choix de son voyage, son comportement sur place, comme dans la manière dont il partage son expérience en ligne. La plupart des campagnes s’accompagnent de rappels de bonnes pratiques à l’attention de visiteurs. Ainsi, les Pays-Bas rappellent aux amateurs de selfies dans les champs de tulipes quelques fondamentaux sur la fleur et ce que l’amateur ou amatrice de selfie doit éviter de faire.
En Islande, la responsabilisation englobe l’ensemble du voyage du touriste par le biais du « serment islandais ». Depuis 2017, le pays propose aux touristes de signer cette charte en huit points qui rappelle plusieurs grands principes sur le respect des sites naturels, la façon de prendre des photos, les consignes de vie dans les campings et la sécurité routière. Face à une fréquentation touristique en forte hausse, l’Islande souhaite avec ce serment « influencer de manière positive les comportements des voyageurs ».
En France, la région Auvergne-Rhône-Alpes dispose elle aussi depuis 2018 d’un manifeste pour le tourisme bienveillant destiné à l’ensemble des parties prenantes, visiteurs mais aussi habitants, acteurs touristiques et économiques.
Photo d'illustration principale : Crowded beach, Mark Notari (CC BY-NC-ND 2.0)