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Des chiffres pour avoir les yeux en face des trous

Publié le : 27 mai 2021 à 07:07
Dernière mise à jour : 26 mai 2021 à 23:12
Par Alain Doudiès

Ce n’est pas pour gâcher ce printemps de renouveau et d’espoir. Ni pour brider notre allant habituel. Mais pour y voir clair. Faisons un pas de côté et regardons, non pas là où notre regard se porte naturellement – on the sunny side of the street – mais, avec un certain parti pris, ailleurs. Examinons une brassée de chiffres secs et froids.

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Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.

Indicateurs d’alerte et signaux d’alarme

D’abord un petit rappel. En 2019, l’Insee évaluait à 16,5 % la proportion de la population touchée par l’illectronisme. Alors, une personne sur quatre est incapable de s’informer via internet et une sur cinq ne sait pas communiquer. En 2020, 14 millions de Français ne maîtrisaient pas l’informatique (1). Depuis, quels progrès tangibles ? Une étude Kantar d’avril dernier, auprès de 700 professionnels de la communication et de 6 000 personnes en Europe de l’Ouest, donne une indication complémentaire. Les cinq sources d’information qui gagnent en importance sont, pour le public, dans l’ordre décroissant, les chaînes TV d’information, la presse (papier et online), les réseaux sociaux, les moteurs de recherche et les stations de radios d’information. Priorités sensiblement différentes pour les communicants : les réseaux sociaux, les influenceurs, la presse (papier et online), les chaînes TV d’information et les podcasts.

Au cas où vous douteriez du très profond scepticisme ambiant contre lequel nous luttons : 51 % des Français pensent que les médias traditionnels répandent de fausses informations sur la covid-19 et 55 % des Français considèrent que « nos dirigeants ont connaissance de choses très importantes concernant l’épidémie de coronavirus dont les citoyens ne sont pas informés ». Connaître le moral de nos concitoyens ne stimule guère le nôtre. À la question « Pour vous, de quelle manière la société française vous traite-t-elle ? », 16 % répondent « avec dureté », 24 % « avec injustice », 29 % « avec mépris »… et – ouf ! – 22 % « avec bienveillance » (2).

De même, pas de surprise : 32 % des Français pensent que leur situation financière s’est détériorée en 2020 et 55 % que leur humeur, leur bien-être psychologique se sont dégradés. Effets de la pandémie, comme ces données moins visibles : l’an dernier, pour la première fois de leur vie, 6 % des Français (soit environ 3 millions d’adultes) ont eu recours à l’aide financière de leurs proches et 3 % (1,5 million) à l’aide alimentaire (3).

La société française va mal. Nous le savons bien. Autres clignotants rouges : pour 45 % des Français, « la France connaîtra prochainement une guerre civile » et 49 % de nos compatriotes pensent que « l'armée devrait intervenir, sans qu’on lui en donne l’ordre, afin de garantir l’ordre et la sécurité en France ». Même en faisant la part des choses ou en prenant des distances par rapport à ce type de sondage, impossible de détourner les yeux : un Français sur deux dit ça. « Glaçant », comme dirait quelqu’un (4).

« Les trois France »

Prenons du recul avec une étude aussi passionnante et fouillée que passée inaperçue, réalisée en 2020 par le « laboratoire d’idées et d’action » Destin Commun, association créée en 2017, branche française de More in Common, qui travaille sur les mêmes enjeux en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

« Réconcilier une France divisée » : c’est le titre – volontariste – de cette étude de 180 pages, réalisée avec Kantar, sur l’état de la vie démocratique en France.
Elle rappelle que 85 % des Français disent que «  les responsables politiques ne se préoccupent pas du tout de ce que pensent les gens comme moi ». Phénomène inquiétant, mais connu. Destin Commun va plus loin. « Six familles de Français » et « trois France » ont été identifiées, à partir des réponses des participants à une série de questions portant sur leurs convictions et leur degré d’engagement social et civique :

  • les Militants désabusés (12 %). Diplômés, cosmopolites, sensibles aux inégalités, pessimistes, laïcs ;
  • les Stabilisateurs (19 %). Modérés, installés, engagés, rationnels, compassionnels, ambivalents ;
  • les Libéraux optimistes (11 %). Plus jeunes, individualistes, pragmatiques, confiants, libéraux ;
  • les Attentistes (16 %). Plus jeunes, détachés, individualistes, incertains, désengagés ;
  • les Laissés pour compte (22 %). En colère, défiants, se sentent abandonnés et peu respectés, désengagés ;
  • les Identitaires (20 %). Plus âgés, conservateurs, déclinistes, nativistes, intransigeants.

Selon Destin Commun, trois France se distinguent selon la relation qu’elles entretiennent avec le commun.
La France tranquille des Stabilisateurs et des Libéraux optimistes (30 %). Elle est plutôt satisfaite du modèle de société dans lequel nous vivons, soit parce qu’elle croit en ses potentialités, soit parce qu’elle est engagée pour en corriger les déséquilibres.
La France polémique des Militants désabusés et des Identitaires (32 %). En son sein s’affrontent deux « certaines idées de la France », diamétralement opposées l’une à l’autre. Les Militants désabusés et les Identitaires qui la composent ont les systèmes de valeurs les plus cohérents et les visions du monde les plus tranchées. Leurs opinions, parfois très éloignées de la moyenne des Français, sont particulièrement visibles dans le débat public.
La France des Oubliés des Laissés pour compte et des Attentistes (38 %). Elle est beaucoup moins identifiable. C’est pourtant la plus importante en nombre : à eux deux, Attentistes et Laissés pour compte constituent 38 % de la population. Ils se distinguent des autres groupes par leur désengagement, leur désaffiliation partisane et leur retrait du débat public. Ce sont les moins impliqués au plan social comme au plan citoyen.

Ce paysage contrasté mérite qu’on le parcoure davantage. Assez de données plus ou moins sombres et de chiffres noirs ! Dans cette étude et dans d’autres ressources on trouve aussi des éléments positifs sur lesquels nous pouvons nous appuyer. Donc, à une prochaine fois, côté ensoleillé !


(1) « L’illectronisme ne disparaîtra pas d’un coup de tablette magique » – Sénat – Rapport d’information – Septembre 2020.
(2) Baromètre de la confiance politique Opinionway pour Sciences Po-CEVIPOF (vague 12b), réalisé en ligne auprès de 1 832 personnes inscrites sur les listes électorales – Mai 2021.
(3) Enquête de l’IFOP pour la Fondation Abbé Pierre citée dans « La pauvreté démultipliée. Dimensions, processus et réponses » – Rapport au Premier ministre du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale – Mai 2021.
(4) Etude Harris Interactive pour LCI - Réaction des Français à la publication de la tribune des militaires dans le site de Valeurs actuelles. Enquête en ligne. Echantillon de 1 613 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Avril 2021.