Fracture numérique : tant pis pour les vieux, les moins diplômés et les précaires ?
Une lumière crue sur la « fracture numérique ». Un rapport du Défenseur des droits, « Dématérialisation et inégalité d’accès aux services publics » (1), et un essai de Pierre Mazet, « Vers l’État plateforme. La dématérialisation de la relation administrative » (2), viennent récemment de la jeter.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Pierre Mazet, chercheur à l’Observatoire des non-recours aux droits et services, rappelle la part importante de la population qui est à l’écart : selon le Credoc, en 2018, 12 % des Français n’utilisaient pas Internet et France Stratégie évalue à 28 % le nombre de Français « éloignés du numérique », soit 14 millions de personnes. Une paille ! Les chiffres sont plus élevés encore lorsqu’on prend en compte ceux qui se disent « inquiets » de réaliser des démarches administratives en ligne : 38 % dans les villes de moins de 2 000 habitants ; 43 % dans les villes de 2 000 à 20 000 habitants. Le Défenseur des droits pointe notamment « la fracture sociale et territoriale dans l’accès à Internet et aux équipements informatiques » et « une conception et un déploiement des sites internet parfois inadaptés ». Il considère que la dématérialisation entraîne une rupture de l’égalité devant le service public. Les principes de sa continuité et de son adaptabilité en vue d’un accès normal sont, eux aussi, bafoués.
Pierre Mazet constate que la part grandissante des échanges avec les administrations par voie électronique est couplée avec l’impossibilité d’avoir un contact physique, lors des premières étapes des démarches. Ce ne sont plus les courtelinesques ronds-de-cuir, sourds aux demandes des administrés, mais des fonctionnaires hors d’atteinte de certains citoyens.
Des obstacles financiers, matériels, cognitifs et culturels
Sur la route vers Internet, les obstacles sont financiers et matériels : selon le baromètre Credoc de 2018, 22 % des Français n’ont pas d’ordinateur et 25 % pas de smartphone. Oui, un de nos compatriotes sur quatre. Il me semble que nous sous-estimons ou même oublions cette caractéristique de nos publics. Les obstacles sont aussi cognitifs et culturels : l’utilisation des sites administratifs suppose non seulement l’habileté à savoir se connecter, mais aussi la compréhension des procédures d’identification et de validation, la capacité à ouvrir un compte, une évolution aisée dans l’architecture des sites. Pierre Mazet souligne : « Cette inégale exposition à l’obligation de connexion conduit à parler d’exclusion par le numérique : ce sont les normes implicites de la dématérialisation qui rendent les usagers incapables de demander leurs droits. »
Les Français attendent plus de numérique, mais du numérique pour tous.
Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique
Ces exclus, on sait qui ils sont : les plus âgés, les moins diplômés, les plus précaires. C’est-à-dire ceux pour lesquels l’accès aux droits est le plus important. Bien sûr, on peut attendre que les vieux disparaissent et que les autres soient passés par pertes et profits. Mais on peut aussi prendre le problème à sa pleine mesure, en rien marginale. La stratégie nationale pour un numérique inclusif – le programme « Action publique 2022 » – n’ignore pas cette situation. Nadi Bou Hanna, directeur interministériel du numérique, pointe ce constat : « Les Français attendent plus de numérique, mais du numérique pour tous. » Cette problématique concerne tous les services publics et, en leur sein, tous les agents. Dans les collectivités, des initiatives mettent en œuvre des réponses. Pour les agents, parmi les trois principaux bénéfices du déploiement du numérique dans leur collectivité, arrivent en tête « améliorer la qualité du service rendu aux usagers » avec 74 % des réponses et « optimiser l’accès à l’information aux usagers » avec 64 % (Étude La Gazette-Orange – novembre 2018).
Belles ambitions ! Mais, nous, communicants publics, sommes-nous à la hauteur de ces enjeux ? Ou bien le flamboyant déploiement du numérique – pardon, du « digital », plus connecté puisque in english – nous aveugle-t-il et nous cache-t-il cette réalité, pourtant visible au coin de la rue ?
(1) https://defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2019/01/dematerialisation-et-…
(2) https://laviedesidees.fr/Vers-l-Etat-plateforme.html