Intelligence artificielle : pourquoi des humains vont sauver leurs places dans les collectivités de demain
Les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle vont remettre en cause beaucoup de postes dans les collectivités, en particulier dans les services administratifs. Quelles sont les missions qui seront les moins menacées, quelles tâches peuvent continuer à être l’apanage du genre humain dans les décennies à venir ?
Par Yann-Yves Biffe
On a pu voir dans une précédente chronique que les progrès de l’intelligence artificielle sont tels que tous les postes vont être impactés dans l’avenir, et que certains seront même complètement remplacés.
La révolution dans le monde du travail est une constante avec des moments d’accélération et d’autres de « digestion » des nouvelles technologies. Ainsi, l’ordinateur a, depuis 50 ans, changé les pratiques des administrations, raréfiant progressivement le nombre de secrétaires qui ont depuis longtemps muté en assistantes, perdant au passage le langage sténo-dactylo. Internet a encore changé la donne, réduisant le nombre et modifiant le rôle des chargés d’accueil mais faisant naître de nouveaux métiers tels les community managers. Aujourd’hui, ces derniers sont menacés, comme tant d’autres.
Alors, faut-il lutter contre un mouvement qui paraît inéluctable ? Aucun être humain, le plus génial soit-il, ne sera en mesure de concurrencer les puissances de calcul de l’intelligence artificielle. Mais l’intelligence humaine est tellement variée qu’elle peut s’appuyer sur bien d‘autres capacités qui donneront à ses détenteurs une bonne longueur d’avance pour encore quelques bonnes dizaines d’années (et après… on fera une nouvelle chronique à ce moment-là !).
Ça donne à mettre en avant l’intelligence pratique et incarnée
L’Intelligence pratique, c’est par exemple celle des agents d’entretien. Vous me direz qu’il existe déjà des aspirateurs robots ! Certes, mais il va falloir des programmes et surtout des robots très perfectionnés pour déterminer que la feuille blanche raturée près de la poubelle est un déchet mais le tas couvert d’écritures près de la poubelle par manque de place sur le bureau est destiné à être conservé. Le coût de revient des tâches simples étant parmi les plus faibles, il sera peut-être rentable de les conserver dans le giron des humains.
Dans un autre domaine, je pense aux agents de puériculture. Si c’est inscrit dans les gènes de l’homme et de la femme que d’éduquer un bébé, voilà une tâche éminemment complexe pour une intelligence artificielle ! C’est déjà difficile pour un humain de savoir si le bébé pleure parce qu’il a faim, qu’il est sale ou qu’il s’ennuie… la machine le peut-elle ? En tout cas, elle ne peut pas transmettre ce qui se joue dans le corps à corps entre l’enfant et son encadrant.
Eh oui, le propre de l’homme c’est qu’il n’est complet que lorsqu’il fait interagir corps et esprit. L’artisan en est le symbole : il pense sa réalisation avant de lui donner vie grâce à une qualité dans le geste, acquise par la pratique et souvent couronnée par un sens de l’esthétique faisant la jonction entre l’utilité de l’objet et son intégration dans son environnement.
Ça donne à utiliser l’intelligence relationnelle
Si la relation avec les autres se base sur des données rationnelles, sur des objectifs factuels, elle est tellement influencée par d’autres facteurs éventuellement hors sujet (intérêts personnels, luttes de pouvoir, goûts personnels, esthétique, séduction…) que sa maîtrise est très difficile. Cet art fait une large place à l’intelligence émotionnelle qui va demander beaucoup de développements à l’intelligence artificielle. Des recherches sont en cours, mais cela risque d’être long et incertain.
Pour ces raisons, les postes de chargés de relations publiques, qui doivent générer des relations de confiance et de partenariat, apparaissent éminemment humains. De même les chargés d’événementiel, qui font intervenir de multiples participants. Les organisateurs doivent coordonner et négocier avec des fournisseurs et des prestataires en permanence, s’adapter, revenir sur une décision pour intégrer de nouveaux paramètres y compris les changements d’humeurs d’acteurs humains (l’intelligence artificielle ne change pas d’humeur). Les agents des services culturels seront à plus forte raison préservés, la gestion des artistes reposant sur des paramètres instables et difficiles à modéliser !
L’intelligence relationnelle est un facteur majeur dans les postes de cadres. Les managers doivent gérer les conflits interpersonnels. Quand on sait que derrière un conflit apparemment factuel se cachent souvent des rancœurs, des humiliations, des incompréhensions, il faut une bonne dose de psychologie pour résoudre le problème sur le long terme.
De plus, les managers doivent motiver et entraîner leurs équipes avec eux au service de l’organisation. Ce leadership, difficile à transmettre, encore plus à enseigner, doit s’incarner dans la personne à qui on attribuera un certain charisme. Impossible pour une intelligence artificielle d’avoir du charisme !
Ça donne à valoriser l’intelligence créative
Si, au service communication, le rédacteur du journal ou site internet et le community manager seront remis en question, ceux qui sauront apporter dans leurs écrits une valeur ajoutée, dans le style, dans les connexions entre différents sujets, dans une analyse pointue, dans la prise en compte d’un contexte local, ceux-là qui apporteront une écriture s’apparentant à celle d’un écrivain seront préservés et valorisés. Ils sauront faire preuve d’une sensibilité qui ne sera pas, au moins au début, à la portée des intelligences artificielles.
Dans le même mouvement, le graphiste qui saura dépasser le simple geste technique pour mettre du sens au cœur de la forme, original et adapté aux besoins de la collectivité, celui-là sera sollicité… tout en s’appuyant sur l’intelligence artificielle pour des mises en pages basiques de tracts ou journaux simples.
Ça donne à repenser les objectifs de l’éducation nationale
Être plus intelligent, cela ne se décrète pas. Certes. Mais ça s’exerce. On peut ainsi éduquer les façons d’utiliser son intelligence. Il ne sert plus à rien ou presque d’apprendre par cœur des données : 1515 Marignan, 2+2 = 4, et d’être évalué là-dessus. D’ailleurs, la mémoire humaine va, parce qu’elle va être de moins en moins exercée, décliner. Ainsi pour Laurent Alexandre, chirurgien, énarque et spécialiste des nouvelles technologies, auteur du livre La Guerre des intelligences : « À partir du moment où on a un tsunami de datas et une puissance informatique forte pour les traiter, le neurone abandonne forcément le traitement de la data. Des études ont été faites par des neurologues à Londres sur les chauffeurs de taxi : la zone de mémorisation spatiale, l’hippocampe, s’atrophie. »
Pour Laurent Alexandre via 20minutes.fr, il faut déprofessionnaliser l’école : « Tout ce qui est professionnel, technique, va être balayé par l’intelligence artificielle. Un comptable n’a pas sa place en 2030. Sans parler du cas des chauffeurs routiers avec des camions qui sauront conduire seuls dans les vingt prochaines années. Tout ce qui est « savoirs techniques » va poser un problème. Aujourd’hui, on forme les enfants à des métiers qui ne leur permettront pas d’être compétitifs face à l’intelligence artificielle. Il faut les éloigner des secteurs où l’IA sera forte ».
Pour lui, dans le futur, il faut miser sur « les humanités, l’esprit critique, tout ce qui est multidisciplinaire. L’IA ne sait pas faire du transfer learning [utiliser un savoir pour faire autre chose], analyser transversalement un sujet. En réalité, il faudrait donner aux gamins des savoir-faire transversaux, de la multidisciplinarité, des objets à lire. Leur apprendre à travailler en groupe. Il faudrait mettre des Montessori à la place des ZEP. Une bonne partie des patrons de la Silicon Valley ont été formés dans des écoles Montessori. »
Face aux intelligence artificielles, il importe de valoriser des modes de pensées transversaux, jetant des ponts entre les contextes, entre les objectifs, entre les hommes, transposant des façons de faire.
Face aux intelligence artificielles, il importe donc surtout de développer des compétences, de tirer profit de l’analyse des données pour leur donner du sens. Il importe de valoriser des modes de pensées transversaux, jetant des ponts entre les contextes, entre les objectifs, entre les hommes, transposant des façons de faire. Il importe d’attendre des hommes qu’ils soient créatifs, qu’ils prennent des initiatives, qu’ils rassemblent d’autres hommes.
La bonne nouvelle, c’est qu’il est tellement complexe, tellement irrationnel de travailler avec les politiques, que ce domaine ne semble pas pouvoir être assumé par une intelligence artificielle à moyen terme.
À moins que les élus eux-mêmes ne soient remplacés par des robots ? Au Japon, on y pense...
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