L’abstention, ce 24 avril, signale un recul démocratique
Céline Braconnier revient pour « Point commun » sur un phénomène qu’elle étudie de près : l’abstention. Plus qu’un désintérêt, ce mal démocratique traduit des maux sociaux, des exclusions, des fractures. Si l’on prend en compte le vote par dépit, la réapparition d’un vote de classe et le sentiment d’une crise de l’efficacité politique, la dernière élection présidentielle envoie des signaux alarmants. Le lien avec les institutions est à reconstruire ou à renforcer. Les médias, y compris ceux des collectivités, peuvent jouer un rôle.
Céline Braconnier est directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, professeure des universités en sciences politiques, spécialiste de la participation électorale. Elle a accompagné à plusieurs reprises Cap'Com dans les questionnements du réseau sur la participation électorale et sur la communication en direction des publics précaires.
Cap'Com : Le second tour de l'élection présidentielle 2022 fait apparaître 28 % de taux d’abstention (et 6,5 % de votes blancs ou nuls). Est-ce un chiffre significatif ?
Céline Braconnier : Ça l’est tout à fait ! C’est même un record historique, battu une seule fois en 1969. On s’approche de ce record pour un second tour de présidentielle qui ne mettait pas face à face des candidatures proches et centristes, comme c’était le cas alors. En 2022, il y avait bien deux candidats et deux projets de société très différents, avec une possibilité pour l’extrême droite d’accès au pouvoir national ; cela n’a pas été suffisant pour produire une remobilisation massive, même si cela a sans doute maintenu un niveau de participation qui aurait pu être encore plus bas au regard du niveau de désenchantement politique.
On avait déjà enregistré un taux d’abstention très élevé le 10 avril, plus fort que celui de 2017 qui était déjà lui-même plus fort que celui de 2012. Depuis 2007, record de mobilisation avec une abstention à 15 % seulement, la courbe n’a cessé de baisser. La démobilisation électorale affecte donc bien aussi la présidentielle désormais, même si c’est de façon plus contenue que les autres scrutins. Cela finit par inquiéter car, depuis une vingtaine d’années, des catégories de plus en plus importantes de citoyens, notamment les plus jeunes, ne font plus entendre leur voix qu’à l’occasion de l’élection du président, délaissant les législatives, les régionales ou encore les européennes. Cette participation très intermittente n’est pas satisfaisante au regard d’un idéal démocratique d’inclusion politique permanent, mais, tant que les abstentionnistes de certains scrutins restent les votants d’un autre, elle indique aussi qu’il n’y a pas de rupture avec le vote et de rejet de la démocratie représentative, y compris chez les plus déçus et sceptiques. En 2017, seuls 10 % des inscrits n’avaient participé à aucun des deux tours de la présidentielle et la mal-inscription était le premier facteur d’abstention constante, avant l’âge. Cela indique que la situation électorale faisait davantage obstacle à la participation que le désintérêt ou la colère.
Ce qui pourrait presque étonner, finalement, c’est que ce désenchantement ne se traduise pas par une abstention plus importante.
Ces chiffres pourront, peut-être, être relativisés lorsque l’on aura calculé la participation des citoyens à l’un ou l’autre des deux tours de 2022. Nous travaillons dessus avec l’Insee à partir de la consultation des listes d’émargement ; il y a eu sans doute un renouvellement des votants entre les deux dimanches. Il se pourrait donc que, malgré tout, il y ait encore cette année une forte proportion de citoyens qui ont participé. On est peut-être en deçà du désenchantement, du « désengagement affiché » des citoyens. Ce qui pourrait presque étonner, finalement, c’est que ce désenchantement politique ne se traduise pas par une abstention plus importante. L’activation du vote utile, celle du vote barrage, celle du vote par devoir ont sans doute, en 2022, avec le vote blanc, limité la hausse de l’abstention, mais l’ensemble de ces comportements est le signe d’un malaise démocratique.
Cap'Com : L’abstention est un indicateur d’indifférence, de distance, souvent teinté de colère ou de désinvestissement. Cela questionne-t-il l’adhésion à la démocratie représentative ? Qu’est-ce que cela peut poser comme problème au quotidien pour les élus et les institutions qu’ils dirigent ?
Céline Braconnier : Cela pose effectivement un problème : celui d’avoir des citoyens qui ne se sentent plus représentés, qui aperçoivent les élus de loin, à la télé ou sur les réseaux sociaux, sans comprendre le rapport entre ce qu’ils font et leur vie quotidienne à eux. La France est la démocratie européenne où la colère et la défiance à l’égard des représentants politiques et des institutions sont les plus fortes. Un niveau d’abstention élevé pose bien sûr un problème de légitimité des élus, qui peuvent avoir du mal à faire accepter les réformes qu’ils portent, par exemple, et ne sont pas à l’abri de formes multiples de contestations.
Il y a également un sentiment d’être « laissés pour compte » qui s’exprime dans certains territoires en particulier, les plus fragiles. Un sentiment d’abandon, une colère, qui peut prendre d’autres formes d’expression (on pense aux gilets jaunes). Quand les citoyens ne se sentent plus partie prenante, ils peuvent être tentés par un autre chemin. Mais le retrait résigné n’est pas plus satisfaisant pour la démocratie que les irruptions de colère, car les évolutions sociétales reposent avant tout sur l’engagement des citoyens, par exemple en matière de transition écologique. Cette situation « hors du jeu » n’est néanmoins pas définitive ; les citoyens même les plus dubitatifs ne demandent qu’à croire de nouveau en la capacité du politique à changer les choses. Les plus fragiles attendent de l’attention et du respect. Il suffit parfois d’une rencontre, d’une réelle présence. On a entendu pour cette présidentielle des jeunes qui se sont dits contents qu’ils [les élus, les candidats] viennent les voir.
Un des enjeux des institutions est de ménager de nouveaux espaces d’intermédiation.
Traditionnellement, on attend des citoyens qu’ils se rendent dans les permanences des élus ou les assemblées, mais les citoyens n’y sont pas en terrain familier et les moins diplômés notamment n’osent pas y prendre la parole. Pour entendre ce que les plus fragiles ont à dire, il faut le faire dans leur espace quotidien, venir à leur rencontre dans les écoles, dans les maisons de quartier. Voilà la difficulté désormais : tout ce qui faisait le lien entre ces deux mondes, celui de la politique et celui du quotidien des citoyens ordinaires, s’est dissous. Les associations de parents d’élèves, les clubs sportifs, les amicales de locataires ne sont plus comme avant des espaces d’articulation avec le politique local. Le monde associatif est déstructuré aujourd’hui. Il n’y a plus assez de bénévoles. Plus assez d’intermédiation. Donc : soit on attend que les citoyens aillent vers les élus (mais ils ne le feront pas), soit les élus vont au contact. Un des grands défis à relever pour notre démocratie est de produire de la confiance, donc de ménager de nouveaux espaces d’intermédiation pour réconcilier les citoyens avec leurs institutions. Cela peut se faire dans la proximité, là où les citoyens les plus en retrait se sentent à l’aise.
Cap'Com : Vous travaillez sur la sociologie politique de ces précaires, de ces « inaudibles » : quelle évolution voyez-vous depuis vingt ans ?
Céline Braconnier : On est face à des populations fragilisées économiquement, des personnes qui dépendent des paniers alimentaires pour finir le mois. De plus en plus de familles sont dans cette situation, mais aussi, et c’est nouveau, des étudiants. Ces difficultés ont été amplifiées par la crise sanitaire. Ce sont des personnes qui se tiennent à l’écart, qui sont souvent isolées. La capacité à exprimer publiquement son opinion dépend de la confiance en soi ; elle est très affectée chez ces personnes en souffrance, qui sont donc les moins susceptibles de se faire entendre. Et si elles ne votent plus, elles ont encore moins de chances de s’exprimer autrement dans l’espace public car prendre la parole dans une réunion, signer une pétition ou même manifester demande plus d’énergie et de confiance que se rendre dans l’école la plus proche pour déposer un bulletin dans une urne. Voilà pourquoi il faut conserver l’objectif d’une inclusion politique la plus large possible par le vote. Quand les plus fragiles ne vont plus voter, il faut comprendre pourquoi, aller vers eux et faciliter leur retour.
Dans les quartiers populaires des grandes métropoles, qui sont aussi les territoires où les habitants sont plus jeunes, moins diplômés, plus au chômage qu’ailleurs, on observait déjà une hausse importante de l’abstention au tournant des années 2000. Le 24 avril, dans le bureau de vote de Saint-Denis que j’étudie depuis vingt ans, l’abstention a atteint 48 %, soit 20 points de plus qu’en moyenne nationale. C’est 10 points de plus qu’au premier tour, où la candidature de Jean-Luc Mélenchon avait maintenu un niveau de mobilisation plus important qu’attendu au sein de la jeunesse. Aujourd’hui, y compris dans des quartiers marqués par une forte proportion de population immigrée qui continuent donc de faire clairement barrage au RN par réflexe défensif (où, donc, Emmanuel Macron a enregistré des scores nettement plus importants qu’en moyenne nationale le 24 avril), le désenchantement politique est tel qu’il atténue le sentiment d’un risque associé à la perspective du RN au pouvoir.
L’abstention est fondamentalement inégalitaire et c’est avant tout pour ça qu’elle fragilise notre démocratie.
Comme chaque fois que l’abstention est élevée, la moyenne nationale dissimule de très fortes inégalités de participation selon les catégories. Il y a de fortes chances pour que les enquêtes de l’Insee confirment et affinent dans quelques semaines ce que la géographie des résultats à l’échelle des communes permet déjà d’apercevoir : que les jeunes et les milieux populaires se sont nettement moins mobilisés que les retraités et les beaux quartiers. L’abstention est fondamentalement inégalitaire, et c’est avant tout pour ça qu’elle fragilise notre démocratie.
Cap'Com : Beaucoup d’observateurs parlent d’une fracture encore plus nette de la société française entre catégories sociales aisées et catégories populaires. Y a-t-il une restructuration du paysage socio-politique ?
Céline Braconnier : Il y a incontestablement eu, le 10 avril 2022, une forme de réactivation d’un vote de classe. Il faut approfondir ce sujet, enquêter. Mais à l’échelle des bureaux de vote, on peut déjà se faire une idée de la manière dont s’organisent les choix. Il y a des territoires populaires, qui ont voté Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, et des territoires plus privilégiés qui ont placé Emmanuel Macron en tête, avec un vote Éric Zemmour très identifiable dans certains quartiers bourgeois. La géographie des votes du premier tour de ces présidentielles est assez fascinante.
Il y a aussi un vote générationnel très fort. Emmanuel Macron a massivement séduit les plus âgés ; les jeunes, eux, ont fait des choix différents : Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon en fonction de leurs caractéristiques sociales. Avec des résultats plus précis, on pourra affiner.
Le terme de fractures, même s’il est parfois réducteur, rend assez bien compte de cette situation de partition des votes sur des axes socio-professionnels et générationnels. Macron a une base électorale moins variée qu’en 2017, il y a eu une recomposition, dont il faudra affiner les composantes sociologiques. Et bien entendu il ne faut jamais oublier, devant de tels pourcentages, calculés à partir des seuls suffrages exprimés, que certaines catégories sociales peuvent s’abstenir ou voter blanc davantage qu’elles n’optent pour un candidat. Il faut donc réintroduire dans l’analyse ceux que la résignation ou l’indifférence conduisent au silence. On a aussi là une ligne de fracture, la plus importante sans doute, dès lors que l’abstention affecte prioritairement les jeunes et les milieux populaires.
Cap'Com : Comment faire pour que les plus sceptiques et le plus désenchantés puissent se sentir concernés ?
Céline Braconnier : Il faut déjà se tourner vers les élus, les candidats. Avec cette élection, on a observé un décalage constant entre les préoccupations citoyennes et l’offre politique. Conditions de vie, environnement, santé publique… Ce dernier point n’a par exemple presque pas constitué un sujet de campagne, de débat, alors que ces deux dernières années ont montré à la fois la capacité du système à tenir et protéger en situation de crise, et en même temps son extrême fragilité, donc la nécessité de le consolider. Il y a un fort attachement des Français à la qualité des services publics qui est aussi une garantie face au risque d’une accentuation des inégalités sociales. Quand l’hôpital ou l’école publique vont mal, ce sont ceux qui n’ont pas d’autre possibilité qui subissent. Une partie de la jeunesse, très préoccupée par les enjeux de transition écologique, ne se retrouve pas non plus dans l’offre qui a été médiatisée. Les aînés, même quand ils sont dubitatifs, continuent d’aller voter, tristes ou désespérés quelquefois, mais ils y vont. Ce qui fait sans doute illusion. Les jeunes, en revanche, quand on ne prend pas en compte leurs préoccupations, ils n’y vont pas. D’où cette fracture générationnelle forte. Pour faire en sorte que les gens s’intéressent de nouveau et plus régulièrement aux scrutins, il faudrait donc d’abord parler de ce qui les préoccupe, de ce qui les fait souffrir, de ce qui les inquiète.
On évoque aussi souvent l’idée d’une crise de l’efficacité politique. Il y a eu une succession d’alternances droite/gauche, qui n’ont pas mené à des alternatives suffisamment fortes dans les conditions de vie des milieux populaires. Ce qui explique que certains se soient détournés des urnes. En prétendant dépasser le clivage entre la droite et la gauche au profit d’une approche plus pragmatique associant le meilleur des deux camps, Emmanuel Macron a porté la promesse d’un renouvellement de la politique et de refondation démocratique. On en est très loin et cet espoir déçu a sans doute accentué la déception et la désaffection.
Les campagnes électorales peuvent aussi, de façon conjoncturelle, par leur intensité ou le scénario qui les structure, être plus ou moins mobilisatrices. Jean-Luc Mélenchon est parvenu à mobiliser par la qualité de sa campagne, qui a séduit y compris des électeurs pourtant prédisposés à s’abstenir. Sa capacité à intégrer les préoccupations écologiques, son positionnement clair sur la question multiculturelle et son usage virtuose des réseaux sociaux en ont fait le candidat de plusieurs catégories de la jeunesse dont il a porté les valeurs dans cette présidentielle. Certes, les sondages précédant le 10 avril, qui montraient une dynamique de rapprochement des courbes d’intentions de vote avec Marine Le Pen, ont aussi alimenté le vote Mélenchon en renforçant la stratégie du vote utile au sein d’un électorat de gauche plus participationniste. Mais, dans un contexte marqué par le désenchantement et le scepticisme politiques, c’est bien la capacité du candidat LFI à susciter de l’espoir dans certaines catégories qui frappe. Faire rêver, ou faire peur : on sait que cela fait voter. Par contraste, lorsqu’on n’arrive pas à distinguer les projets, cela ne mobilise pas. Il faut donc des projets forts.
Cap'Com : Comment se répartit cette abstention ? Y a-t-il des approches territoriales pour la réduire ? La communication publique locale peut-elle jouer un rôle ?
Céline Braconnier : Traditionnellement, il y a une chute de la mobilisation entre la présidentielle et les législatives. Notamment parmi les jeunes. Seuls 27 % des moins de 30 ans ont voté aux législatives de 2017, alors qu’ils étaient 66 % à le faire à la présidentielle pour les 25-29 ans et 71 % pour les 18-24 ans. Il y a des écarts de participation de 30 à 40 points avec les catégories plus âgées pour les législatives, contre 20 points d’écart à la présidentielle. Mais, même pour les catégories plus âgées et habituellement plus constantes dans leur participation, la certitude de se déplacer est moins forte, et davantage de citoyens, en 2022, ont hésité jusqu’au dernier moment. Maintenir dans une démarche démocratique active des gens qui ne sont plus sûrs de leurs choix, cela relève aussi d’un vrai défi. En fonction de la sociologie des territoires, de leur plus ou moins grande jeunesse et de leur ancrage plus ou moins populaire, les chances de convaincre et de maintenir une attention ne sont néanmoins pas les mêmes et les candidats aux législatives, par exemple, sont donc dans des situations assez inégales. C’est là que l’on peut compter sur le rôle très important des médias pour le maintien de la mobilisation.
Beaucoup de citoyens ne comprennent pas bien les projets sur leur territoire, ne connaissent pas le nom de leur député, manquent d’une compréhension a minima du fonctionnement institutionnel et du partage des rôles. Or, il est difficile de s’intéresser quand on ne comprend pas. Qu’est-ce qui peut faire qu’ils aillent voter ? Certainement d’abord un travail de pédagogie. Ce travail peut naturellement être porté par le monde de l’éducation (pour les lycéens ou les étudiants) mais aussi par celui des associations ou par les candidats. Son efficacité est néanmoins limitée par le faible nombre de militants en mesure de mener des campagnes de terrain. Pourtant le débat, la confrontation des points de vue, la conversation, l’interaction en face à face, c’est efficace. Le vote demeure une pratique collective, où les dynamiques d’entraînement jouent à plein. Encore faut-il qu’elles soient activées par un nombre suffisant d’acteurs de terrain, introuvables aujourd’hui.
Il reste les médias un peu grand public et les réseaux sociaux. S’ils jouent le jeu en présentant le débat, en étant pédagogues, en introduisant de l’intérêt, du suspense, une dynamique d’incitation à voter, ils peuvent contribuer à limiter l’abstention.
L’espace du commun proche peut être un espace de réenchantement de la vie démocratique.
Il n’y a plus de lien évident entre le « contrat social » et la vie démocratique. Pendant le confinement, y compris dans des territoires très fragiles, on a observé des dynamiques de solidarité et d’entraide spontanées au profit des personnes les plus en difficulté. Mais dès lors que ces actions relèvent de l’informel, qu’elles peinent même à s’inscrire dans un cadre associatif pérenne et que, lorsque celui-ci existe, c’est le lien avec les institutions politiques qui fait défaut, on constate que l’engagement concret dans des actions ponctuelles de proximité peut se produire sans pour autant alimenter de l’attention pour la sphère publique institutionnelle. L’espace du commun proche peut être un espace de réenchantement de la vie démocratique, à la condition que les élus observent, écoutent, entendent ce qui se fait aujourd’hui en dehors ou à côté des institutions pour penser les conditions d’une nouvelle articulation.