Le marketing territorial face aux identités locales
Le marketing territorial est de plus en plus présent dans les priorités de l’action publique. Mais pour Romain Lajarge, professeur en sciences humaines et sociales, la question préalable de l’identité territoriale ne doit pas conduire au repli défensif. De son intervention lors des dernières Rencontres du marketing territorial, tirons des enseignements d’un universitaire qui nous alerte pour améliorer certaines de nos pratiques.
« Mon questionnement sur les marques territoriales a débuté alors que je m’intéressais au développement territorial mais pas en spécialiste du marketing », a prévenu Romain Lajarge, lors de sa conférence de clôture des 5e Rencontres du marketing territorial, à Lyon le 13 février dernier. Professeur en Aménagement et sciences territoriales, directeur adjoint du Collège international des sciences territoriales, il travaille sur les collectivités locales en tant qu’institutions mais aussi en tant qu’objet social. Or, confesse-t-il « ce sont des objets très intéressants et l’on y découvre beaucoup de questions de marque, de marquage du territoire et de marketing territorial ».
« Le sentiment que j’ai, avoue-t-il, quand j’observe un peu de loin ce que sont les identités construites par le marketing territorial, c’est qu’il y a des identités très puissantes mais elles s’écroulent facilement et peuvent parfois détruire les résultats obtenus par les communicants publics qui, avec beaucoup de temps et d’énergie, construisent des outils permettant l’identification ». Avec lui, portons dix observations qui sont autant de réflexions sur les fondements des démarches de marketing territorial.
L’identité territoriale pour affirmer son autonomie
On peut résumer la vertu de l’identité territoriale à son essentiel : quand un territoire fabrique son identité, il prouve son autonomie. Mais les identités sont toujours multiples. Produire de l’identification supplémentaire participe à affirmer et assumer de l’autonomie. Mieux dire qui on est et avec qui on existe permet de produire de la visibilité. Or nous avons tous envie d’avoir de la visibilité, tous les collectifs, tous les individus, élus et professionnels.
L’identité territoriale dans les limites du repli identitaire
Première limite à l’identité territoriale : comment peut-on mesurer l’efficacité d’une identité construite ? C’est toujours difficile car instable, mouvant, changeant. La seconde limite est dans le rapport entre l’identité et l’authenticité. Qu’est-ce qui est authentique dans l’identité territoriale ? Troisième limite : la valorisation des identités amène-t-elle potentiellement à des replis identitaires ? Il y a des travaux très intéressants sur des territoires qui se considèrent comme des îles et se pensent comme des châteaux forts. Il y a là un vrai risque. Or, les châteaux forts finissent par tomber. L’enjeu de repli identitaire dans sa dimension territoriale est réel et il faut mieux l’appréhender pour l’éviter. Heureusement, ces replis n’aboutissent pas vraiment à des conflits de territoire. Les territoires locaux ne se font pas la guerre ; ce qui est en soi réconfortant.
L’attractivité, un jeu à somme nulle
Avec l’attractivité, il existe un impensé étonnant car, dans sa définition même, l’attractif ne dit pas à qui il prend sa ressource. Or, dans le monde fini qui est le nôtre, le jeu est à somme nulle : en attirant quelque chose quelque part, on dépossède quelqu’un ! A chaque territoire attractif, combien de territoires répulsifs ? En pleine lutte contre les inégalités territoriales, l’argument de l’attractivité peut apparaître à contre-emploi.
Le territoire, trop souvent vu comme un État
Nous nous trompons souvent sur cette notion de territoire. Nous le définissons trop schématiquement comme un espace approprié auquel on attache de la valeur. Mais ce n’est pas seulement cela. Cette définition banale qui perdure depuis le traité de Westphalie (1648) considère le territoire comme le résultat de l’équation entre Espace Pouvoir et Droit. Cette équation a fondé les États modernes et a permis de vivre en paix. Après la seconde guerre mondiale, les États ont commencé à décentraliser à partir de la même conception territoriale, appliquée à l’échelle infranationale. Or, les collectivités locales ne peuvent pas être considérées comme des « petits » territoires similaires aux États, « grand » territoire de référence. Et les réformes territoriales continuelles démontrent, à chaque étape, qu’il s’agit bien de repenser, réinventer et expérimenter de nouveaux rapports à la fois à l’espace, aux pouvoirs et aux droits.
Le territoire, davantage pluriel que singulier
Si la décentralisation marque le pas actuellement, c’est parce qu’elle n’a pas réinventé de nouvelles formes territoriales adaptées à notre époque. Des territoires décentralisés pensés par l’État restent des puzzles bien formés, bien orchestrés, bien délimités. Et ce n’est pas en faisant grandir la taille des puzzles que l’on fera mieux fonctionner la multiplicité irréductible des pouvoirs, des droits et des espaces. Les territoires sont multiples, enchevêtrés, mobiles, évolutifs, superposés, … car les habitants, citoyens et usagers les réclament ainsi. Les territoires sont des moyens, des occasions, des dispositifs, où les gens disent « Nous », dans une époque où le « Je » est si omniprésent. Mais, l’État a-t-il les moyens d’imposer ces nouvelles figures de l’identification collective ? L’exemple des grandes intercommunalité est éloquent ; les habitants ne s’y réfèrent pas. Depuis le début de la réforme territoriale une dissociation s’accroît entre territoire institutionnel et territoire saisi par les habitants. L’État voudrait stabiliser les organisations territoriales alors que les citoyens réclament toujours plus de mouvements, d’adaptabilité, de participation aux transitions de toute sorte. Les territoires devraient alors être considérés comme une chance pour donner des formes collectives à ces transitions sinon désordonnées.
Le marketing territorial, le prétexte d’un mode de gestion partagé
Le marketing territorial apparaît être une boîte à outils commode pour porter une dynamique de projet, faire travailler les gens ensemble, stimuler des logiques participatives et permettre un développement plus acceptable car plus partagé. Pour cela, le management public évolue dans un système décisionnel de plus en plus complexe et il ne lui est pas toujours facile de se servir de cette boîte à outil. Or le marketing territorial, en organisant un rapport privilégié aux acteurs privés, donne du poids aux managers publics, pourvu de réussir les négociations et relations complexes avec le secteur privé.
Les acteurs économiques, de plus en plus insaisissables
Le marketing territorial renvoie aux acteurs économiques, des investisseurs qui sont de plus en plus volatiles et insaisissables. On voudrait attraper les acteurs économiques sur la figure de l’entreprise mais les entreprises, dans la forme dans laquelle on les a connu jusqu’à maintenant, sont en train de disparaître, remplacées par d’autres organisations, plus impersonnelles car plus spéculatives, avec lesquelles il n’est pas toujours aisé de discuter aujourd’hui.
La priorité touristique oublie de travailler sur l’habiter
L’autre acteur économique invité par le marketing territorial est le touriste, omniprésent comme figure évidente de celui qui est attiré par une identité et formate sa pratique à ces possibilités d’identification qui lui sont offertes. Or, ce sont les habitants qui devraient être la cible du marketing territorial : attirer de nouveaux et garder les habitants existants. Certes, ils se considèrent de plus en plus comme des homo loisirus plus que comme des homo œconomicus ; raison pour laquelle les démarches de branding ressemblent beaucoup à celles de la promotion touristique : des territoires où il fait bon vivre. Travailler sur l’habiter et « l’habiter heureux » paraît essentiel quand on souhaite conforter les territoires.
Les campagnes de marketing territorial, un discours de l’entre-soi ?
Les campagnes de marketing territorial montrent beaucoup de second degré, dans l’influence directe des principes publicitaires. Beaucoup d’humour aussi. Mais elles sont souvent le reflet d’un système d’acteur qui se parle à lui-même. C’est, en soi, utile car cela contribue à la dynamique territoriale, à la mobilisation des acteurs qui conduisent les projets. Cet identifiant fort peut cependant s’avérer être aussi une identité pour elle-même. Un bel objet auquel il serait facile de s’identifier. En laissant croire que l’institution peut construire, d’une manière relativement abstraite, un objet identificatoire (une marque, un jingle, une association d’image, un message, …) sans que celui-ci ne se réfère à un sujet, le communicant s’expose à faire se détourner les institutions territoriales, pour lesquelles il travaille, de leur objectif premier : œuvrer à faire exister des collectifs.
L’identité territoriale ce sont des identités plurielles
Le marketing territorial survalorise les limites, survalorise le « in » et le « out », survalorise l’idée qu’à l’intérieur il y a définitivement quelque chose de plus spécifique qu’à l’extérieur. En cela, il s’empêche de saisir les collectifs qui fonctionnent selon leur propre dynamique, y compris de part et d’autre des limites, construits de proche en proche. Territorialement, les identités sont toujours plurielles. Les citoyens fabriquent leurs liens au travers de leur mobilité, affective, familiale, professionnelle, de loisirs, construisent des « territoires au choix » dans, par et avec des collectifs en mouvement. Le processus d’identifications territoriales devrait donc se nourrir de la capacité citoyenne et habitante à fabriquer des collectifs et s’y identifier. Trop s’enfermer dans les institutions territoriales, dans leurs conceptions anciennes de la délimitation,, exposerait au risque de se couper de ces mouvements de société puissants qui portent des solutions pour les politiques publiques de demain.
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