L’enfer, c’est les autres !
C’est en constatant à quel point l’enjeu du « collectif » peut être un casse-tête insurmontable en marketing territorial que me sont revenus ces mots de Jean-Paul Sartre, posés dans Huis Clos. Oui, je m’explique …
Marc Thébault
Parmi la foultitude de questions que soulève le marketing territorial ou parmi les innombrables interrogations qui jalonnent un processus de mise en œuvre d’une telle démarche, celle du « collectif » est certainement la plus complexe. Et elle est incontournable au risque, sinon – mais après tout pourquoi pas –, de ne pratiquer que de la promotion territoriale et non pas du marketing. La belle affaire me direz-vous, puisque, pour beaucoup, il n’y a que le résultat qui compte et que, pour arrêter de chipoter, une campagne de communication reste une campagne de communication, qu’elle soit signée collectivement ou par une seule institution ! Évidemment et vous le savez, réduire le marketing territorial à des affiches ou à des clips est un non-sens. Mais passons car ce n’est pas l’essentiel de mon propos du jour (quoique je puisse en faire des tartines aussi sur ce sujet-là !).
Mon but aujourd’hui est d’attirer votre attention sur ce qui, et j’ouvre le débat à celles et ceux qui penseraient autrement, est le point le plus délicat : mettre en œuvre une vraie coproduction collective, entre plusieurs directions de la même institution et, dans le même temps, entre plusieurs institutions voire, pour corser le tout, entre plusieurs directions de plusieurs institutions.
Comme dit un proverbe africain
seul, on va plus vite, à plusieurs, on va plus loin
Proverbe africain
Puisque dans « marketing territorial » il y a « marketing » et non pas « communication », il s’agit de prendre en compte ce qu’est le marketing et l’intérêt qu’il y a à suivre ses principes, non pas comme on suivrait ceux d’une religion, mais bien comme on suit un processus technique (un mode d’emploi ?), qui demande de respecter l’ordre des étapes et le contenu de chacune. J’ai dû déjà le dire ici, mais tant pis je me répète, une démarche de marketing territorial peut se résumer par le fait de répondre, dans l’ordre, à ces 8 questions : Que souhaite vendre le territoire ? À qui ? Face à quels concurrents ? Sur quelle base argumentaire, propre au territoire ? Avec quelle mobilisation interne (ou intra-muros) ? Avec quel plan d’action ? Épaulé par quels partenaires ? Avec quels outils et indicateurs d’évaluation ?
Il me semble, mais après tout peut-être suis-je dans l’erreur, que mobilisation interne et partenariat sont les deux questions les plus ardues de tout l’ensemble. Le reste, vraiment, on y arrive. Question de temps ou de moyens. Mais mettre en œuvre le jeu collectif, là c’est autre chose, à fois parce que le porteur de la démarche, en interne, va passer pour celui qui veut s’occuper de tout et s’ingérer dans les dossiers de ses collègues, et à la fois parce que peuvent être ravivées, avec un peu de malchance, des rivalités entre institutions. Même si, en général, on dépense beaucoup d’énergie à expliquer qu’aucune n’est le « chef » des autres.
Pour le dire plus clairement, réussir à boucler un tour de table entre tous les acteurs, là encore soit en interne à l’institution, soit avec les institutions potentiellement partenaires et qui ont à voir avec les enjeux posés (au choix : économie, emploi, attractivité résidentielle, tourisme, commerce, etc … pour ne citer que les secteurs « standards » concernés généralement) est un vrai tour de force. Ou de magie.
Et le silence de satisfaction qui suit le premier tour de table de présentation de chacun laisse présager, dans le même temps, la conscience qu’il convient d’avoir quant à l’extrême fragilité de cette union. En somme, poser ensemble pour la photo des médias ne garantit jamais que, dans les faits à venir, on ne va pas (re)commencer à se tirer dans les pattes et à faire ressurgir d’anciens antagonismes ou des travaux fait en doublons, puisque en fin de compte on aurait si peu de confiance dans ce que font les autres. Je le redis, on y arrive, mais sous réserve de ne pas fuir et de ne pas se réfugier dans la conception de jolies affiches ou de clips rigolos (voir plus haut). Et surtout, en utilisant des paliers. Travailler collectivement, ça s’apprend, mais il faut organiser un rien d’initiations progressives et utiliser quelques paliers de décompression, histoire de souffler un peu et permettre à chacun de se retrouver, enfin, seul !
De là, on en revient à Sartre qui expliquait, au sujet de sa réplique célèbre (voir le titre du billet), afin de préciser exactement sa pensée :
Mais « l'enfer c'est les autres » a été toujours mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c'était toujours des rapports infernaux. Or, c'est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné, de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui entre dedans. Quoi que je sente de moi, le jugement d'autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d'autrui et alors, en effet, je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu'ils dépendent trop du jugement d'autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu'on ne puisse avoir d'autres rapports avec les autres, ça marque simplement l'importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.
Jean-Paul Sartre
(intégralité de ses propos enregistrée sous ce lien).
L’autre n’est donc ni un rival, ni une menace, mais bien une opportunité, une chance. Un espace de possibles.
Ça y est, j’ai les larmes aux yeux !