Les émotions : les refouler ou les ajuster ?
Comme « No sex, we are British », « No emotion, we are public communicators » ? Incursion dans un domaine où nous marchons d’un pas prudent.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Immémoriale culture de la réserve chez les fonctionnaires ? Primauté… apparente de la rationalité dans la décision publique ? Haute idée de la communication publique qui – n’est-ce pas ? – ne s’abaisse pas aux pratiques de la communication commerciale ? Distance avec certains élus qui se vautrent dans l’exacerbation des peurs ? L’usage de l’émotion comme ressort de la communication semble peu reconnu en communication publique.
Pourtant ce registre est bien là, de diverses manières. Quand il faut faire face au déferlement des émotions dans des situations d’urgence, comme Marc Cervennansky, responsable du centre web et réseaux sociaux de Bordeaux Métropole, et Maxime Taillebois, responsable de la communication numérique du ministère des Sports, y invitaient lors de l’atelier « Gérer l’urgence et l’émotion sur les réseaux sociaux » du récent Cap’Com tour. Ou, classiquement, dans la communication culturelle qui joue sur la sensibilité, la communication touristique qui suscite des sensations. Ou, tout aussi banalement, dans les campagnes sur l’action sociale où souvent une assistante sociale, jamais très belle mais pas laide non plus, est penchée, compassion déployée, sur un homme, vieux certes, attendrissant, mais, toutefois, pas complètement décrépit.
« Le lien émotionnel »
Les offres de réflexion et de formation abondent. Lors de la 68e émission Innovation & Cross-média de la web TV de Stratégies, quatre dirigeants de Boursorama Banque, Breitling, Engie et Nespresso ont témoigné sur « Comment concilier conversation et conversion » et répondu à la question « Comment mettre en place une intelligence conversationnelle qui dépasse la simple relation prospect/client pour provoquer de l’émotion ? ». Tiens donc ! De même, George Ragueb, président et directeur de création de l’agence Mister Big Bang, affirme : « L’enjeu pour les publicitaires est de taille : mêler avec justesse la communication publicitaire (la pertinence du message) avec la production de contenu (le “divertissement émotionnel”). »
Pas sûr qu’il soit souhaité et souhaitable d’aller jusque-là. Alors, en prenant quelques pincettes, que faire de l’émotion, au-delà du primaire, les émoticônes, et du binaire « J’aime », « Je n’aime pas » ? Juliette Bernel, fondatrice du cabinet La Relationnelle, nous dit sa conviction sur la nécessité de faire vibrer le « lien émotionnel » dans la communication interne (Brief, mai 2021) : « Le moment est plus que jamais venu de laisser enfin sa place à l’expression des émotions dans la communication et les relations internes. Cela ne fait pas partie de notre culture occidentale, mais le contexte fait presque office d’état d’urgence. » Nous y voilà ! Il a fallu la « grippette » à 100 000 morts pour redécouvrir à quel point nous nous adressons à des personnes qui ne se réduisent pas à leur état de citoyen conscient ni d’usager organisé. Ils ont des corps, des sentiments… et nous aussi.
« De l’émotionnel dans toutes les décisions »
Les émotions favorisent la mémorisation. Notre ordinaire expérience personnelle de ce phénomène, comment la transcrire, de manière ajustée, dans l’expression collective, la communication ? D’abord en cassant l’idée reçue selon laquelle émotion et raison sont diamétralement antagonistes. « Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, l’émotion n’est en rien opposée à la rationalité et, plus largement, à la cognition. Les recherches de ces dernières années montrent, au contraire, que, dans la plupart des situations, les émotions facilitent les processus cognitifs », explique Benoît de La Fonchais, en présentant les travaux d’Olivier Koenig, professeur de neurosciences et psychologie cognitive à l’université Lumière Lyon-2. Les recherches du professeur de neurologie et neurosciences Antonio Damasio démontrent aussi que les émotions nous aident à faire nos choix par un processus inconscient d’évaluation des options par notre cortex préfrontal. « Certaines décisions réclament des arbitrages plus réfléchis. (…) Confronté à plusieurs options, le sujet assigne à chacune d’elles une valeur. Il compare ensuite les valeurs entre elles et choisit la plus avantageuse. Pourtant, même dans ce champ apparemment cartésien, les émotions interviennent au moment où le sujet calcule la valeur de chaque option. »
Émotion et raison sont donc inextricablement mêlées. Tiffany Watt Smith, chargée de recherche au Centre d’histoire des émotions de l’université Queen Mary, à Londres, le confirme : « La croyance entre une stricte séparation entre la vie émotionnelle et la vie rationnelle se trouve remise en question. (…) Il y a de l’émotionnel dans toutes les décisions que nous prenons et le quotient émotionnel est aussi important que le quotient intellectuel. » L’auteur du Dictionnaire des émotions, ou comment cultiver son intelligence émotionnelle (éditions Zulma, 2019) ajoute : « Nous sommes souvent cantonnés dans certains rôles et à certaines émotions selon qui nous sommes. Et la façon dont on définit ce qui est ou non une réaction émotionnelle normale reflète parfois des préjugés profondément ancrés dans la société. »
Voilà qui donne matière à réfléchir… et à s’émouvoir.