Les mots de la transition
Nous communiquons tous sous le signe des transitions, mais les mots sont-ils à la hauteur des défis ? Il était opportun pour Point commun, à l’occasion de son 600e numéro, de poser la question à deux références : Edgar Morin, le philosophe, et Céline Pascual Espuny, professeure à l‘université d’Aix-Marseille. Il en ressort un regard sur le vocabulaire de la transition, à travers un témoignage et un lexique.
Depuis combien d’années la communication publique accompagne-t-elle les transitions ? Plus qu’on ne l’imagine. Et le livre en forme de réquisitoire de Thierry Libaert Les Vents porteurs le montrait à l’envi : nous sommes encore empêtrés dans les clichés, les vœux pieux et les discours qui peinent à entraîner de réels changements de comportement. Cela semble dans la nature humaine de comprendre des enjeux sans pour autant modifier son comportement personnel. Les communicants publics doivent-ils eux-mêmes agir de cette façon, et se contenter de formaliser des discours ?
Le réseau répond : non ! Il le fait en montrant un intérêt pour toutes les pistes qui se présentent (journalisme de solution, pouvoir d’agir citoyen), en se formant et en participant à des ateliers, en orientant désormais les actions de communication publique locales vers les contraintes et les réalités pour viser l’acceptation et en agissant eux-mêmes dans le cadre d’une communication responsable, comme nous le notions en juin dernier.
Les citoyens, comme l’a montré l’enquête Ifop pour la convention 2023 d’Intercommunalités de France, sont bien plus « mûrs » qu’on ne le croit en matière d’effort individuel dans le cadre de la transition. Et ils sont 4 sur 5 à être prêts pour les ZFE, efforts énergétiques et autres ZAN. Pour eux, changer de mode de vie pour s’adapter aux changements climatiques doit être une priorité (41 % oui, totalement, 44 % oui, assez).
Alors qu’est-ce que nous devons changer dans nos pratiques communicationnelles ? Revenons sur l’essentiel : les mots.
Pour Edgar Morin, il faut régénérer l’humanisme
Entretien réalisé par Laurent Granger, membre du Comité de pilotage de Cap’Com, en septembre 2023 pour Point commun.
Point commun : Que signifie pour vous le développement soutenable et en quoi indique-t-il un changement de modèle de société incontournable ?
Edgar Morin : Dans ma conception il faut lier développement à enveloppement. Le développement ne doit plus être une notion seulement techno-économique mais comporter un « humanisme régénéré » (c'est-à-dire qui ne se borne pas à reconnaître l'égale qualité humaine à tous quels que soient le sexe, l'ethnie, l’âge), mais aussi l'unité/diversité de l'humanité, son identité terrienne non seulement fruit de l'évolution biologique mais ancrée sur une terre-patrie qui enveloppe toutes les patries sans les nier, et enfin qui reconnaisse la communauté de destin et l'interdépendance de tous les humains à l'ère de la mondialisation.
Reconnaître la communauté de destin et l'interdépendance de tous les humains à l'ère de la mondialisation.
L'enveloppement est la reconnaissance des liens communautaires, le maintien des solidarités, la symbiose entre le meilleur de l'Occident et le meilleur des civilisations traditionnelles.
Point commun : Quel rôle la communication publique doit-elle jouer dans ce nouveau modèle ?.
Edgar Morin : Comme je l’ai déjà écrit (1), les écologistes politiques sont incapables de déterminer une voie pour le problème de la croissance. Ils ne peuvent qu'opposer décroissance à croissance alors qu'il faudrait les complémentariser. Déterminer ce qui doit croître, l'économie des besoins vitaux, l'économie des produits salubres, l'agroécologie et l'agriculture fermière, l'économie des produits de consommation et d'usage locaux, l'économie sociale et solidaire, l'économie circulaire, l'économie artisanale et néo-artisanale, les subsides aux services publics, notamment hôpitaux et écoles, et ce qui doit décroître : l'économie de l'agriculture industrialisée et de la conservation industrialisée, l'économie des produits à la qualité illusoire pour beauté, santé, jeunesse, l'économie des produits à obsolescence programmée, l'économie du jetable, etc.
Point commun : En proximité, qu’est-ce que ça changerait pour les acteurs publics locaux et les citoyens ? Globalement, quelle est votre vision de l’impact de la communication publique sur le sujet de la transition environnementale ?
Edgar Morin : Je préconise depuis plusieurs années (1) un New Deal qui dépasserait par son ampleur cette transition écologique qui réduit le problème à celui du passage d'une société non écologisée à la même société écologisée : en fait il s'agit de la métamorphose complexe d'un type de société à un autre…
Ce qui fait besoin est la compréhension d’un « New Deal », une intégration profonde de l’écologique dans le social et le politique.
Ce qui fait besoin est la compréhension d’un New Deal où s'intégreraient mutuellement l'une en l'autre une écopolitique et une politique où les problèmes de démocratie, d'égalité, de justice, de liberté ou de solidarité sont non écologiques, tandis que les problèmes clés de la qualité de vie nécessitent l'intégration profonde de l'écologique dans le social et le politique. Pour arriver à cette conception politique, il faut repenser le concept de développement, y compris sous sa forme adoucie de développement « soutenable », nous disons en français platement « durable ».
(1) Edgar Morin cite son ouvrage de 2020 : L’Entrée dans l’ère écologique aux éditions de l'Aube
Photo bandeau : Michel Euler/AP/SIPA.
Lexique de la transition par Céline Pascual Espuny
Céline Pascual Espuny est professeure des universités en sciences de l'information et de la communication à Aix-Marseille Université et chercheure au laboratoire de recherche IMSIC (Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication), et créatrice et animatrice du Groupe d'études et de recherches communication, environnement, sciences et société. Elle a présidé le jury du Grand Prix de la communication publique 2020.
Atténuation : le mot s’impose petit à petit, porté par une grande partie des scientifiques, notamment du GIEC, avec cette idée qu’il est désormais temps d’accompagner un changement qui s’avère inéluctable. Le mot est sobre, nuancé, et positif, dans une volonté d’action, d’accompagnement de soin. S’il relève d’un champ sémantique de protection et d’accompagnement, suffit-il à mobiliser ?
Avenir : l’avenir, au cœur des problématiques du développement durable, est aujourd’hui une projection très différente selon qui le dit. La rupture générationnelle est ici majeure et chaque génération, dans une sphère qui relève à la fois de l’intime (la construction de sa propre vie, sa projection future) mais aussi du collectif (le projet social fait en commun, l’idéal pour lequel on s’engage), a une conception très différente, en rupture même avec les autres pour ce qui concerne la génération Z.
Bifurcation : un changement de cap, qui emprunte peut-être des chemins de traverse. L’idée de bifurcation induit également de s’éloigner d’une route tracée et d’en choisir une autre, différente, sans doute moins évidente. Cette idée a été médiatisée par des étudiants, qui ont choisi de s’éloigner d’un avenir tracé.
Consommation : consommer autrement, mais consommer toujours, deux injonctions qui sont de plus en plus remises en cause par des possibilités plus collectives, plus collaboratives. C’est par la consomm’action que s’est exprimée dans les années 2000 une inquiétude citoyenne, qui s’est rapprochée du collaboratif, du plus éthique et responsable, du fait soi-même, et du local. Depuis, beaucoup d’habitudes ont évolué, changé, admis par exemple de louer, de partager, de participer. L’économie de la fonctionnalité est intégrée à de nombreux succès d’entreprise. En douceur, sans bruit, et massivement.
Crise : les crises économiques, politiques chassent régulièrement de l’agenda médiatique celle de la biodiversité et du changement climatique, longue et présente. De fait, la crise environnementale à laquelle nous faisons face est, à notre échelle, difficile à appréhender par nos sens. La taille empêche souvent l’action, elle est trop grande pour que nous puissions en cerner les contours. Elle devient cependant visible : les méga-feux, les sécheresses, inondations et autres catastrophes ponctuent désormais nos années, et nous embarquent dans un autre état, plus fataliste. La question est, alors, quelle communication pour accompagner le changement et rester mobilisés ?
Désirable : pourquoi le développement durable doit-il être désirable ? Pourquoi la communication s’évertue-t-elle à faire aimer un changement majeur ? La désirabilité permet-elle d’accéder au changement ? Doit-on plaire pour être entendu ? C’est l’une des grandes questions posées aux communicants. Quel récit construire ? Quel imaginaire proposer ?
Durable… ou soutenable ? L’exception française, cette traduction posée dès 1981 de « sustainable » dans sa version littérale anglaise, a longtemps bloqué les plus convaincus, mais elle est passée dans le langage courant. Les effets de langage sont assez conséquents dans l’histoire environnementale : ainsi en a-t-il été de « Limits to growth », traduit par « Halte à la croissance ». On retrouve ici cette volonté de désirabilité : la durabilité plaît, elle est connotée positivement. Il s’agit pourtant bien de soutenir tout autant que de rester dans ce qui peut être soutenu dans le mot soutenable. La restriction est ici présente, dans une conception beaucoup plus collective et limitative.
Effondrement : quand réalise-t-on qu’un effondrement est en cours ? Quels en sont les signes ? Comment réagir ? et surtout, comment anticiper ? La question des signaux faibles est ici au cœur de notre capacité à agir. La question du seuil et de la bascule, entre d’une part des alertes ponctuelles et de l’incrédulité, jusqu’à la compréhension du changement à venir ou présent et de la mise en action, est ici au cœur de la question. Les cinéastes qui ont voulu montrer l’effondrement se sont heurtés à son invisibilité et ont souvent fini par trancher sur l’après, présentant un monde apocalyptique, dystopique souvent paralysant. L’heuristique de la peur bloque, les études scientifiques sont nombreuses à le montrer.
Justesse : dans ce mot, de nombreux dilemmes pour les communicants mais également pour les scientifiques. La rigueur démonstrative se heurte souvent aux formats courts de la communication d’aujourd’hui. Comment garder une justesse de propos tout en popularisant l’idée et les concepts. Le cap est complexe, or le décalage aujourd’hui entre l’état avancé de la connaissance scientifique sur les sujets environnementaux et la connaissance que le public en a est impressionnant.
Planète : « Gaïa ». « There is no planet B ». L’image de cette « petite boule bleue », vue de la Lune en 1969, perdue dans un univers noir, a marqué les esprits beaucoup plus que ce que l’on croit. La Terre, sa circularité, sa rondeur, marquent la pensée et la symbolique des questions environnementales. En majesté ou écrasée par l’empreinte humaine, en premier plan ou en fond, l’image s’est introduite dans notre univers routinier, et nous ne nous étonnons plus de la rencontrer plusieurs fois par jour. Elle est devenue familière. C’est l’histoire d’une entité protectrice, unique, parfois magique, entrée au Panthéon de nos symboles les plus utilisés.
Sensibilisation : la communication est au cœur des changements à venir. C’est elle qui assure les ponts, les liens et les flux. La tâche n’est pas simple, car les enjeux sont majeurs. Sensibiliser n’est que le premier pas. Il s’agit surtout pour tous les communicants territoriaux d’accompagner les changements qui se profilent à l'horizon. Décloisonner les réflexions, faire circuler les informations, mais surtout anticiper les accélérations. Une crise se caractérise essentiellement par l’obstruction des canaux de communication, la démultiplication des interlocuteurs, l’urgence et la pression à communiquer alors que l’incertitude règne. Il est donc temps de commencer à construire ces ponts et ces habitudes d’écoute et de temps partagé dès aujourd’hui.
Transition : l’idée de transition, de passage d’un état à un autre est au cœur d’un changement majeur, presque paradigmatique. Il a été question de transition numérique, de transition énergétique, de transition écologique. Le rapport au temps et à la vitesse conditionne ici la brutalité ou la douceur du changement envisagé, et c’est bien ici que s’accepte également le changement. Dans une course contre la montre, le temps devient un luxe et l’anticipation un atout majeur.