Pages de com : « L’Emprise médiatique sur le débat d’idées », par Rémy Rieffel
Un livre dense et nécessaire, paru il y a six mois et qui sera pertinent pendant des années. En deux parties très documentées, il revient sur la configuration intellectuelle puis sur la configuration médiatique, qui conditionnent les évolutions des formes de médiation. La vie des idées y est scrutée dans un espace médiatique et matériel soumis aux bouleversements contemporains. Éclairant pour toutes celles et tous ceux qui s’interrogent sur notre capacité à faire circuler des contenus complexes et des réflexions.
Rémy Rieffel est un sociologue des médias et professeur à l’université Paris II Panthéon-Assas. Son ouvrage a été soutenu par le Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism) et il se présente en effet comme la restitution d’une vaste étude. Dès son ouverture, l’auteur y définit le champ de son travail et explique, par exemple, pourquoi il s’est attaché à la période qui démarre avec la chute du mur de Berlin et la naissance du World Wide Web pour s’achever en 2019, juste avant d’autres bouleversements trop récents (voire en cours) pour pouvoir être analysés avec précision. Ce livre est donc un travail à froid sur un long changement concernant la manière dont le débat d’idées, la vie intellectuelle, se sont transformés et ont été modifiés par l’espace médiatique.
Pour la forme, on notera dans ces 400 pages un nombre de références étonnant, il faut croire que l’ensemble des hommes et des femmes qui ont compté dans le monde des idées au cours de ces années sont ici cités, soit pour leurs contributions à ce décryptage, soit par leur trajectoire, leur audience, le nombre de leurs interventions télévisées… Bref, le travail est impressionnant et exhaustif. Mais au-delà d’un inventaire, sur lequel nous n’avons pas à nous attarder, Rémy Rieffel décèle des tendances, dans les discours, les influences, la considération. Il décrit un lent mouvement qui nous mène d’une séquence « d’Apostrophes », la célèbre émission de Bernard Pivot, avec Jean Lacouture, Théodore Monod et d’autres, jusqu’aux scènes de débats polémiques sur la TNT et les vagues de commentaires qui en découlent. L’analyse est brillante. Lente. Étayée.
Et ce travail est pertinent et pointu lorsqu’il se tourne (dès la page 62) vers les Gafam et la manière dont les fournisseurs de service se sont occupés de la production de contenus. Ces puissances économiques et financières s’orientent et orientent « non seulement la production de biens culturels, mais également leur consommation, de plus en plus ciblée et individualisée, sans qu’il soit prouvé pour l’instant qu’ils encouragent vraiment la production de contenus originaux ». L’auteur cite un très grand nombre d’études dans cet ouvrage et en fait, en quelque sorte, la synthèse, augmentée par une recherche personnelle dans un panel de publications (papier, en ligne, radio et télévisées). On notera ainsi, page 228, que 64 % de ce qui est publié sur le web est du copié-collé pur et simple. Mais la pertinence du travail de Rémy Rieffel va au-delà, et il est intéressant de lire les paragraphes qui parlent de la prise de parole des profanes dans le débat public (un sujet que nous connaissons bien dans la compublique). On apprendra ce que sont des médias « expressivistes » !
Loin de juger ces évolutions, l’auteur en explique le contexte et donne des perspectives. Comme lorsqu’il parle de l’expertise ordinaire « qui a permis à chaque individu de découvrir qu’il était détenteur de certains savoirs et de certaines compétences distinctes de celles des élites » (on pourrait ici également penser à la distinction autorité/autoritarisme faite par Bruno Simon).
Cependant, Rémy Rieffel n’élude pas les questions de valeur et le débat sur le règne du pathos sur celui du logos. Il décrit une « hybridation croissante des pratiques » avec des frontières de plus en plus floues entre culture et divertissement, les infos et les infox, la séparation entre pros et amateurs. Pour lui, au sein de la vie intellectuelle, même si les hiérarchies demeurent et si les références ne sont pas toutes effacées, il y a une montée en puissance de « l’informalisation ». Alors ? Où se joue la valeur publique des idées ? Est-ce que nous-mêmes, communicants publics, nous sommes en capacité de gérer cette nouvelle « culture de l’accès » – cette plus grande diversité – mais aussi la focalisation de l’attention médiatique ?
L’Emprise médiatique sur le débat d’idées
Trente années de vie intellectuelle 1989-2019
Rémy Rieffel
PUF
420 pages
Octobre 2022