Petite cueillette de mots confus, creux, usés
Ils sont nos faire-valoir, nos passe-muraille, nos gagne-pain : les mots. Prenons un moment pour débusquer ceux qui, sans guère de valeur ni de saveur, ne tiennent pas leurs promesses.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Venus des sphères de la technocratie ou des pouvoirs, certains ne sont jamais utilisés par tout un chacun. Ainsi territoires, mitonnés à toutes les sauces dans les discours officiels. À part les Belfortains ou les Ultramarins, qui donc dit vivre dans un « territoire » ? Remarquez qu’il faut dépasser le périphérique : Paris, probablement hors sol, semble ne pas faire partie des « territoires ». De même, mobilité provient des experts mais a contaminé les programmes électoraux et la communication publique, comme si cette formulation était la limpide traduction des besoins des habitants en transports et en déplacements.
Il y a les mots engendrés par le confinement, comme visio-apéro ou Zoom, qui est au réfrigérateur ce qu’a été le « Frigidaire ». Vont-ils subsister ? On sent poindre aussi des distanciations sociales et des gestes barrières, bien au-delà des questions sanitaires, transformation de ces consignes en clichés qui pourraient bien susciter des titres d’articles, comme « Distanciation sociale entre Emmanuel Macron et Recep Erdogan », ou de films, tel Spider-Man contre les gestes barrières.
Outre résilience, qui se répand sans limites, jusque, paraît-il, dans les cours de récréation (« Tu veux la voir, ma résilience ? »), notons, parmi les mots à la mode qui fleurent ou empestent – à vous de sentir – le coaching et la mode (le mode) start-up : agilité, sobriété. « La Poste porte par ses lieux la ville résiliente, agile et sobre » (Rémi Feredj, directeur général de Poste Immo) ou, entre autres, « Une organisation plus agile, plus responsable et plus ouverte » (Céline Angelini, présidente de l’agence Marie-Antoinette). Sans parler des élus qui, je le répète, évoquent « la sobriété de la communication ». Injonctions du moment dont nous verrons si elles passent l’hiver.
Nous avons aussi participé à une nuée de soutenons, solidarité, merci, prenez soin de vous, flots de bons sentiments peut-être fugaces, et assisté au déferlement du péremptoire plus que jamais, utilisé plus de 30 fois, de mars à mai, dans les slogans des entreprises, selon le cabinet Souslelogo.
Il faut faire un sort au fameux monde d’après, qui a brièvement titillé nos cerveaux pendant le confinement et grossi, un temps, l’écume médiatique, et constater, modestement, que nous sommes dans le monde d’aujourd’hui, composé, dans des proportions variables, de parts du « monde d’avant » et de parts de l’espéré ou redouté « monde d’après ».
Allons voir du côté de la presse, avec le travail du data-journaliste Yann Guégan, qui inventorie les clichés dans les médias. Voilà les plus utilisés, en un mois, dans les médias francophones :
1. Affaire à suivre (4 676 occurrences)
2. Tirer son épingle du jeu (3 675)
3. Même son de cloche (3 226)
4. Cerise sur le gâteau (2 753)
5. Vent en poupe (2 502)
Suite du palmarès des images éculées ici.
Pas sûr du tout que rédactrices et rédacteurs des publications institutionnelles évitent ces formules passe-partout, sorties des claviers en pilotage automatique.
Donnons à cette chronique une force de pensée et une élévation d’esprit, que lectrices et lecteurs s’accorderont, peut-être, à reconnaître, avec une citation de la sémiologue Cécile Alduy, professeure de littérature à l’université de Stanford et chercheure associée au CEVIPOF : « Le langage a une fonction sociale (nommer une expérience commune qui, parce que commune, prend du sens), émotionnelle (se réapproprier positivement l’étrangeté d’un quotidien inouï) et épistémologique (produire une maîtrise par la connaissance. »
Et communication ? Réjouissons-nous : notre mot fétiche vient de connaître un nouvel usage. Sur la fourgonnette banalisée, occupée par des hommes masqués qui ont enlevé Maria Kolesnikova, une des principales figures de l’opposition en Biélorussie, figurait l’inscription « Communication ». Voilà qui confirme l’extension continue de notre champ de compétences.