Quand les représentations deviennent la réalité
Nous le savons, la communication n’est pas le lieu de la réalité, mais celui de la représentation de la réalité. Voire des représentations de cette réalité. Le risque, on s’en doute, c’est de confondre l’une avec l’autre…
Par Marc Thébault
Très souvent, la psychologie sociale s’appuie sur des expériences avec de vrais gens. Mais comme il est essentiel de ne pas biaiser les résultats en donnant trop d’informations au départ ou en laissant entrevoir ce qui est testé, la plupart du temps les personnes ayant à expérimenter ne savent pas réellement en quoi tout cela consiste. Elles viennent, à priori, sur un sujet donné ; or, pour celles et ceux qui dirigent l’expérience, c’est autre chose qui sera analysé. Et les livres consacrés à ce sujet regorgent de tests en tout genre.
Une des expériences les plus connues, car très médiatisée, est la fameuse expérience de Milgram : on pense venir tester la capacité d’apprentissage d’un sujet par la punition ; en réalité c’est la soumission du sujet (celui qui devra distribuer des punitions) à l’autorité (en l’espèce, la « blouse blanche ») qui est évaluée.
En communication publique, mais surtout en marketing territorial, la notion de « perception de la réalité », donc de la « représentation de la réalité », est plus que prégnante. Comment déterminer une stratégie d’attractivité par exemple, si l’analyse de la perception du territoire concerné n’est pas menée en amont de toute décision ? En effet, et je ne vais rien vous apprendre, ce qui est important est de comprendre les mécanismes de fabrication des représentations. J’ai déjà écrit quelques billets à ce sujet, notamment parce que ces mécanismes permettent de comprendre comment l’identité d’un territoire devient image, voire devient des « images », dans les esprits des cibles visées. Et surtout pourquoi.
La marque Canon a réalisé une expérience très intéressante et qui sert absolument ce que je tente de vous expliquer.
Canon a proposé à six photographes de faire le portrait de quelqu’un. Au premier photographe, on annonce qu’il devra photographier un marin pêcheur, le deuxième un alcoolique repenti, le troisième un millionnaire, le suivant un ancien détenu, un autre un sauveteur et le sixième un psychotique.
Chaque photographe va donc tenter, avec tout son talent, de faire ressortir dans son cliché l’essence même du sujet, de la manière la plus personnalisée possible, afin que clairement apparaisse aux yeux des personnes qui verront la photo qu’elles sont bien face à un marin pêcheur, un alcoolique repenti, un ancien détenu, etc.
Bien sûr, en fait, il n’y aura qu’un seul et même modèle qui se présentera toujours de la même manière et toujours avec la même tenue, face aux photographes. Mais ces derniers ne le découvriront qu’à la fin. À partir de cette rencontre, voici les photos qui ont été réalisées (la vidéo de cette expérience est à retrouver sous ce lien) :
De gauche à droite : marin pêcheur, alcoolique repenti, sauveteur (1re ligne), et psychotique, millionnaire, ancien détenu (2e ligne)
Le talent des photographes a été entièrement mobilisé pour, très certainement, ne pas trahir le modèle et faire en sorte de respecter et de transcender ce qu’il est. Ou, plutôt, ce que l’on a dit de lui aux photographes, donc ce que les photographes ont projeté d’eux-mêmes dans ces clichés. Car ce n’est pas un marin pêcheur qui a été pris en photo, ni un ancien détenu, etc. C’est plutôt la référence « marin pêcheur » dans l’esprit du photographe qui a été mise en image. La représentation « marin pêcheur » a donc été le seul moteur, tant pis pour ce qu’était réellement le modèle.
On n’est pas responsable de la tête que l’on a, mais on est responsable de la gueule qu’on fait !
De quoi nous demander de choisir avec tant soit peu d’attention notre gamme lexicale lorsque nous présentons notre territoire, histoire d’anticiper ce qui sera projeté dans l’esprit de nos cibles. Car, définitivement, nous ne pouvons rien contre ces mécanismes de perception.
En dehors peut-être de ce pouvoir non négligeable de donner à percevoir de nouvelles choses. Car, et cela aussi je pense l’avoir déjà répété, comme le disait souvent un ami psychothérapeute à ses clients : « On n’est pas responsable de la tête que l’on a, mais on est responsable de la gueule qu’on fait ! » En somme, arrêtons de râler face aux « gens » qui ne savent pas que vous êtes les champions du monde de ceci ou de cela, donnons-leur autre chose à percevoir.
Dans le même genre, je m’amuse souvent à faire cet exercice avec des étudiants : je leur demande d’imaginer sous quelle photo on pourrait lire cette légende « La maman a pris le pain sur la fenêtre. » Dois-je préciser que, dans 99 % des cas, ce sont des photos « positives » qui sont citées, alliant campagne, goûter pour enfants, musique douce et paysages bucoliques ? Puis j’annonce que je vais changer juste un mot dans la phrase, histoire de voir si d’autres images apparaissent dans leur esprit. À cet instant la phrase devient « Le Gitan a pris le pain sur la fenêtre »… Là, je prends le pari que vous aussi, en lisant cette nouvelle phrase, vous venez d’ouvrir votre boîte à clichés étiquetée « voleurs de poules ». Avouez ! Une sacrée puissance face à la réalité, les représentations, non ?