Une communication qui distingue crise et conflit
Le sociologue Bruno Simon est intervenu en mars aux Rencontres nationales de la communication interne pour parler aux communicants des outils qu'il a construits pour faire la différence, au sein d'une institution, entre crise et conflit, deux formes de tension qui semblent être deux manifestations conjointes alors qu’elles sont opposées. S’y intéresser, c’est aussi mieux penser le soin du collectif et anticiper des tiraillements. La communication publique peut d’ailleurs se retrouver actrice et complice d’un processus de délitement ; comme elle peut éviter les frictions !
Point commun : En venant vous exprimer devant des communicants internes, vous avez dû explorer les liens entre nos disciplines !
Bruno Simon : Je n’avais pas de commande pour une conférence au sens classique et académique. Nous avons d’abord parlé de la situation rencontrée par les agents, dans les organismes, et donc également dans les collectivités. Je suis justement spécialisé dans les situations de tension institutionnelles. Et nous avons convenu que cela pouvait être intéressant, en s’appuyant sur une de mes récentes interventions lors d’une rencontre sur le thème « Soigner le collectif » (au sujet de la reconnaissance et du soin de la mémoire du collectif) et sur un article sur la gestion des conflits et crises institutionnels. Mais en réalité, je suis venu vers vous avec un bagage qui correspond à quarante années de travaux autour de ces questions : Qu’est-ce qui fait que les gens sont perdus dans des institutions qui avaient un idéal, de grands principes ? Pourquoi des gens qui étaient motivés deviennent éteints et ne s’impliquent plus dans des processus de dialogue ?
Point commun : Toute cette pratique vous a-t-elle permis de faire une synthèse ?
B. S. : Pour moi, c’est un moment particulier de ma vie professionnelle, car je suis en train de rassembler toute cette matière et cette expérience. Je fais le point, mais je ne suis pas allé jusqu’au bout de cette réflexion, il y a des choses à retravailler, à réécrire. J’ai identifié la question des « idéaux premiers », qui fondent les institutions, et des problèmes que cela posait. Lorsque l’on cherche à déterminer qu’est-ce qui fait qu’une institution bascule dans la crise, on interroge son histoire. Et l’on s’aperçoit que ce sont des accrocs qui vont générer, progressivement, des dysfonctionnements, toucher tous les acteurs ; alors que les origines de ces dysfonctionnements remontent à des temps où aucun agent n’était présent. Qu’est-ce qui a fait que cela est « parti de travers », au-delà des histoires individuelles ? Un malaise s’est ainsi créé, et les nouveaux venus y ont été soumis, même inconsciemment. J'ai compris que les membres de l'institution n'ont pas forcément accès aux causes réelles des dysfonctionnement mais laisser les choses en état aggrave la situation.
Point commun : Et vous avez entamé un travail de restitution.
B. S. : En réalité je ne suis pas obnubilé par les publications [rires], mais, face à la grosse pression de mes étudiants pour que je sorte quelque chose, je m’y attelle. L’idée, c’est faire que les gens se disent : « Là j’ai un outil qui peut me servir dans la situation que je vis. »
Nous avons été trois à travailler ensemble pendant des années, et notre approche des organisations est assez atypique, parce qu’on a utilisé plusieurs outils théoriques, classiques. La sociologie des organisations ne nous sert à rien, parce qu’elle ne tient pas assez compte de l’histoire (elle est compétente sur les conflits, mais pas sur la crise, qu’elle ne conceptualise pas). Nous avons développé une pratique interdisciplinaire, une approche clinique des institutions, entre psychologie et sociologie, une sorte de front commun entre sociologie et clinique (approche analytique et psychanalytique). Pour la question de la souffrance au travail, par exemple, c’est bien la façon dont un groupe de personnes va être pris « psychiquement » dans l’institution. Quand on est appelés dans une institution où déjà beaucoup de choses sont en place, sur les risques psychosociaux, c’est bien que des outils manquent. Nous arrivons dans des institutions publiques en crise où jusqu’à la moitié du personnel est en arrêt maladie, avec un turn-over de remplaçants, et tout le monde en souffrance. Un environnement parfait pour le développement de relations de haine.
Point commun : Vous intervenez alors en urgence, comme un service de secours ?
B. S. : Non, nous ne sommes surtout pas des pompiers ! Lorsque l’on est appelés, nous demandons d’abord à réunir toutes les personnes concernées, de la direction jusqu’à ceux qui œuvrent dans la cuisine. Nous présentons les éléments que l’on nous a donnés, nous expliquons toute la démarche, rencontrons la totalité des personnes, en individuel. Puis nous faisons un traitement sociologique des données, de façon précise. Enfin, en plénière, nous lisons la synthèse. Dans un second temps, nous revoyons tout le monde individuellement. Et nous leur demandons s’ils se retrouvent dans le document final. Ce document, nous ne le distribuons pas sinon chacun cherche à identifier qui dit quoi ! Cela relançait le dysfonctionnement et les tensions…
Les gens diagnostiquent trop souvent un problème de communication et proposent de le corriger par… de la communication !
On laisse tout reposer et on en profite pour faire relire tout cela à un collègue tiers, qui se prononce sur la validité de l’analyse. Il y a une discussion sur les choix d’outils, les approches. C’est à la fin de ce processus que nous allons finaliser l’analyse et faire des préconisations. Ces dernières, par principe, ne sont jamais organisationnelles, et ce pour deux raisons :
- Quand une institution est dans un sale état et qu’une proposition de réorganisation est faite, c’est pire après. Il y a des effets catastrophiques. Si l’organisationnel est mal pensé, le bouleverser ne sera pas une solution, pire même, cela provoquera une perte de repères et de l’anxiété, surtout lorsque le nouvel organigramme est plaqué, apporté par un cabinet extérieur.
- Il faut traiter les questions de fond, pas le symptôme mais les causes. Par exemple, en ce qui concerne les questions de communication, nous sommes intervenus dans des institutions qui avaient apporté un traitement par la communication interne, issue de la théorie des systèmes. Mais si les gens n’arrivent plus à se parler, il faut comprendre pourquoi avant de communiquer. Les gens diagnostiquent trop souvent un problème de communication et proposent de le corriger par… de la communication !
Je vous alerte sur ce que vous ne pouvez pas faire.
Comme pour un bon médecin, nous devons d’abord comprendre ce qu’est cette « maladie » – ce dysfonctionnement – et ce qui l’a amenée, pour mieux la soigner. Autrement dit, lorsqu’une direction de service est alarmée parce qu’elle n’arrive plus à parler aux agents, on ne va pas répondre « On va améliorer votre communication », mais aller chercher les causes de la rupture de la relation, qui n’est qu’un symptôme. Les communicants pourraient facilement répondre, parce que c’est leur expertise, qu’il s’agit bien d’un problème de communication, mais ils se heurteraient à quelque chose d’impossible et pourraient être en très grande difficulté. La bonne volonté peut faire des dégâts. Je vous alerte sur ce que vous ne pouvez pas faire.
Point commun : Devant la série actuelle de crises, voyez-vous là aussi des conflits ignorés ?
B. S. : Cette question de la réforme des retraites a engendré une crise sociale, cela se durcit, il y a de la violence qui est apparue. Je constate que cela n’existait pas au début. Quel est le lien entre cette crise et notre système de décision ? Le mot décider veut dire « couper, trancher, tuer ». Lorsque l’on prend une décision, on va faire exister quelque chose et empêcher autre chose d’exister. La question, c’est : est-ce que ce que l’on laisse de côté est important ou pas ? Est-ce qu’on le prend en compte ou pas ? Ici, il ne l’est pas, et c’est lié à une question d’organisation, celle de la Ve République. Je suis souvent en Suisse, pour des questions familiales. Les Suisses sont ahuris par ce qui se passe en ce moment dans notre pays. Pour eux, qui font des votations en permanence, le fait qu’on soit dans un système où un gouvernement impose une loi malgré une large opposition est surréaliste.
L’erreur classique, c’est de ne pas traiter les problèmes pour éviter les conflits, et finalement on fabrique de la crise.
Mais, pour vous répondre globalement, il faut appliquer une grille de lecture. Les crises, c’est toujours à l’origine une menace - fantasmée ou réelle, cela n’a pas d’importance, car si c’est vrai pour les gens, c’est réel. Soit les gens ont le sentiment qu’ils peuvent se saisir de cette menace et ils vont aller se battre (situation de conflit) ; soit ils ont le sentiment qu’ils n’y peuvent rien, qu’ils n’ont aucun pouvoir, et cela va générer de la crise. Toutes ces menaces, celles dont vous parlez et qui font l’actualité (eau, climat, Ukraine, retraites), génèrent un sentiment d’impuissance (on ne peut pas s’en saisir et on voit qu’elles ne sont pas traitées). Le non-traitement des problèmes entraîne la crise. L’évitement génère la crise. Et l’erreur classique, c’est de ne pas traiter les problèmes pour éviter les conflits, parce que c’est compliqué, par exemple, et finalement on fabrique de la crise. Le pire, c’est qu’on le sait depuis l’Antiquité. Lisez les mythes grecs, c’est en clair dedans, comme avec l’histoire de Thèbes depuis sa fondation (ville d'Œdipe et des nombreuses histoires qui se rattachent au destin tragique de ce héros de la mythologie grecque, comme l'épisode d'Œdipe et la Sphynge). C’est une succession de crises, avec une mauvaise identification des causes. Ces crises mutent et réapparaissent.
Point commun : Les communicants sont-ils utiles face à un tel déterminisme ?
B. S. : Les communicants ont leur rôle, mais il arrive qu'on leur fasse porter quelque chose qui n’est pas bon pour l’organisation, à long terme. On le voit dans les stratégies d’évitement, dans des phases de délitement, lorsque l’on cherche à évacuer des discours institutionnels tout ce qui touche aux fondements de l’action, aux raisons d’être des institutions pour ne conserver comme objet de la parole que l’aspect formel, organisationnel. Il y a là une perte de la maîtrise de l’action au profit de la maîtrise de la forme. Lorsqu’une direction ne maîtrise pas la tâche primaire [ce que l’on appelle « la tâche primaire », ce sont les raisons d’être de l’institution, ndlr], elle cherche alors à maîtriser les hommes (voir l’article Éléments pour une distinction opérationnelle entre crise et conflit, page 11). Lorsque l’on vend du vent aux gens, ils le savent !
En communication interne, pour engager des processus afin de renouer le dialogue et s’ouvrir à la concertation (comme pour la question du pouvoir d’agir pour les citoyens), il faut se demander comment les agents sont impliqués. Et quels niveaux d’implication leur sont ouverts. Si les choses sont déjà jouées, ce sera difficile de les mobiliser. Il faut pouvoir convoquer les gens pour travailler sur le fond.
Autorité / autoritarisme, un exemple de réflexion sociologique
Quelle différence y a-t-il entre être autoritaire et faire autorité ? Nous avons posé la question à Bruno Simon. Il est revenu sur le fait d’être, de droit et de compétence, autorisé à parler. Être reconnu comme auteur d’une parole valable. Cette idée d’être l’auteur de sa parole est à la fois l’expression de l’étymologie mais aussi la clé pour comprendre le principe d’autorité.
Celle-ci n’est pas une appropriation par la hiérarchie : il y a des gens qui peuvent faire autorité dans leur domaine, partout. Pour le sociologue, on pense généralement à tort que les postes à responsabilité « ce sont les chefs. Mais allez dire à une infirmière, qui a la vie des gens entre ses mains, qu’elle n’a pas un poste à responsabilité ! Il faut reconnaître la responsabilité et l’autorité qu’ont les gens. En parallèle, aujourd’hui, on démonétise les compétences, tout le monde prétend avoir une compétence. Quelqu’un dit qu’il n’est pas d’accord, que c’est son opinion, pendant une réunion, et se positionne face à des gens qui ont des compétences. Le résultat est que nous trouvons dans les institutions où nous intervenons un effondrement de la fonction d'autorité au profit de l’autoritarisme, qui impose par la force. Avec une remise en cause de tout ou partie des hiérarchies, n'étant plus identifiées du côté de l’autorité. »