Abstention : les communicants publics ne peuvent pas s’en laver les mains
Cap’Com n’a pas attendu le choc des chiffres de dimanche dernier pour s’attaquer à cette problématique. Il est trop facile de renvoyer la balle vers les politiques, élus et dirigeants des partis. Plus que jamais, nous devons nous remettre à l’ouvrage, en fonction de nos responsabilités et de nos capacités.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
2017, lors d’un Comité de pilotage de Cap’Com, dans un petit amphithéâtre de l’Assemblée nationale, l’abstention est à l’ordre du jour. Quelques semaines plus tard, elle est au menu du Forum du Havre. En novembre 2018, Cap’Com intervient au congrès des maires de l’AMF – c’est une première – dans un atelier sur ce même sujet. Puis, une série d’idées d’actions de communication pour favoriser l’inscription sur les listes électorales ou le vote sont proposées dans le panier commun.
Pour éclairer notre chemin dans le maquis de l’abstention, Cap’Com a alors fait appel à Céline Braconnier. Directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, c’est une spécialiste de la participation électorale, surprise et heureuse de constater que ces frivoles communicants se mobilisaient sur ce sujet.
5 millions de non-inscrits
Que souligne la professeure de sciences politiques en faisant pièce à certains propos de ces derniers jours ? Aux abstentionnistes, il faut ajouter les exclus de la vie démocratique dont la plupart des responsables politiques ne parlent jamais : les 5 millions de non-inscrits, dont ceux qui ignorent que l’inscription est un acte volontaire. La chercheuse souligne un autre aspect méconnu : les 7 millions de citoyens « mal inscrits » qui n’ont pas renouvelé la démarche après avoir déménagé. Voilà déjà deux sujets sur lesquels la communication publique, nationale ou locale, peut agir, qu’il y ait, ou pas, réforme du système des inscriptions. Avec vigueur, Céline Braconnier souligne : « Les inégalités face au vote, tout comme les inégalités de genre, d’origine et de revenus, mériteraient d’être prises au sérieux et combattues. » (1)
Les causes de l’abstention massive lors du premier tour des régionales et des départementales sont multiples, des causes conjoncturelles, comme la crise sanitaire qui a ratatiné la campagne électorale et ajouté des obstacles sur le chemin des bureaux de vote et, plus importantes, de manière alarmante, des causes structurelles. Dès 2017, Brice Teinturier décrivait le phénomène des « Plus rien à faire, plus rien à foutre ». Devant le Comité de pilotage de Cap‘Com, le directeur général délégué d’Ipsos pointait la crise de l’exemplarité, les défaillances du leadership, la confusion de la politique et de la télé-réalité, les mutations de l’information et l’influence, souvent néfaste, des réseaux sociaux. (2)
Le fossé entre l’offre et la demande
La question majeure du fossé, apparent ou effectif, entre l’offre politique et la demande citoyenne nous dépasse. Mais elle nous oblige aussi. Le projet politique oriente et structure les actions de la collectivité, matériaux de base de la communication. L’écart, supposé ou avéré, entre les promesses pendant la campagne et les réalisations pendant la mandature détermine, pour une part, un état de l’opinion que nous ne pouvons pas ignorer. Les principales raisons pour lesquelles nos compatriotes disent ne pas aller voter révèlent ce fossé, de manière flagrante. « La volonté de manifester un mécontentement à l’égard des politiques » : 37 %. « Les élus et les dirigeants politiques ne comprennent pas les préoccupations des Français » : 41 %. « La lassitude des Français à l’égard des débats politiques » : 42 %. « Les candidats et leurs projets ne répondent pas aux attentes des Français » : 44 %. Rude tir groupé ! (3)
Céline Braconnier analyse les « effets très forts de brouillage » de l’offre politique provoqués par « la porosité des trajectoires des candidats entre les partis » et « la valse généralisée des étiquettes ». Elle résume : « Les records d’abstention montrent que le pays légal n’a plus rien à voir avec le pays réel. Les orientations politiques des territoires sont arrêtées par des votants beaucoup plus âgés, beaucoup plus diplômés, beaucoup plus aisés que la moyenne. » (4)
Affrontons la complexité
Il est clair que des mesures techniques, comme l’inscription automatique sur les listes électorales, le vote en ligne ou la reconnaissance du vote blanc, comme expression légitime d’une opinion, pourraient être utiles. Mais elles ne sont pas à la mesure de la gravité de la crise démocratique.
Alors, nous, misérables mais admirables, simples mais ardents communicants, que pouvons-nous faire ? Quelques pistes… Réfléchir. Prendre du recul. Passer au crible notre manière de voir et au crible nos façons de faire. Puis, inlassablement, construire, consolider, répéter les fondamentaux, en démêlant l’écheveau institutionnel et en donnant à comprendre – exigeant objectif pédagogique ! – le « qui fait quoi » et le « pour qui » de la ville, de l’intercommunalité, du département, de la région. La simplification des compétences n’est pas pour demain. Donc, bon gré, mal gré, affrontons la complexité.
Et aussi – c’est une de nos principales raisons d’être – tissons les liens, humains avant d’être institutionnels, rendons palpables les effets de l’action publique, donnons corps à la citoyenneté. Et, humblement mais résolument, obsessionnellement, comblons le fossé en étant authentiquement à l’écoute et en faisant tout pour toucher tout le monde, donc les « inaudibles », les écartés, les fracturés, les oubliés… les abstentionnistes.
« Facile à dire, Doudiès. Difficile à faire », me souffle quelqu’un. Oui. Mais nous devons faire face, objectif sacrément mobilisateur, à la mesure de notre expertise et notre engagement.
(1) Les Inaudibles. Sociologie politique des précaires – Céline Braconnier et Nonna Mayer – Presses de Science Po – 2015.
(2) Analyse de Brice Teinturier – La Vraie Crise de la démocratie – Robert Laffont – 2017.
(3) Sondage Vivavoice pour Libération entre le 2 et le 6 juin (Libération du 15 juin 2021). Échantillon de 1 000 personnes, représentatif de la population française, âgée de 18 ans et plus.
(4) Le Monde du 23 juin 2021.