Allons voir du côté du journalisme
Examiner ce qui se passe tout près, de l’autre côté de la frontière, est souvent éclairant. Regardons mutations et interrogations au pays du journalisme.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
À ses débuts, la communication territoriale s’est souvent construite par le recrutement de journalistes, observateurs de la vie locale et familiers des élus. Ce transfert a engendré réussites… ou échecs. Aujourd’hui, outre votre serviteur, il y a encore dans nos métiers une cohorte d’ex-journalistes, notamment d’anciens diplômés en journalisme (1). À ceux-là et aux autres professionnels, l’analyse des bouleversements que connaît le journalisme apporte d’utiles lumières, pas seulement pour bien orienter les relations presse.
Les trois métamorphoses de l’information
Ainsi, en décryptant « Les métamorphoses de l’information », Jean-Louis Missika trace des pistes en vue de la « reconstruction d’un espace public partagé ». Voilà qui nous rapproche de lui. Ancien adjoint de Bertrand Delanoë, puis d’Anne Hidalgo, analyste des stratégies politiques et de la relation aux médias, il brosse les trois « métamorphoses » successives de l’information. D’abord le passage de la « naissance » du journaliste et de l’« objectivité » de l’information à « l’information-institution ». Il indique que « la neutralité politique, la modération, le respect des institutions, telles sont les principales caractéristiques de l’information pendant presque toute la seconde moitié du XXe siècle ». Et il souligne qu’alors « le pouvoir politique est la principale source d’information et pilote, la plupart du temps, l’élaboration de l’agenda des médias ».
Deuxième étape dans les mutations : l’information-émotion. « L’information-institution privilégiait ‘’l’être ensemble’’, le ‘’faire société’’, le citoyen. L’information-émotion va s’appuyer sur ‘’l’être soi-même’’, l’expression personnelle, l’épanouissement individuel qui devient une norme sociale. » D’où un phénomène massif : « La hiérarchie des légitimités au sein de l’information-institution, qui plaçait au sommet les paroles de pouvoir et les paroles de savoir, est abandonnée au profit d’une définition tautologique de la parole légitime : est légitime celle de celui ou de celle qui s’exprime sur le média. » Jean-Louis Missika montre les ravages que nous constatons : « La préférence pour la modération s’estompe, remplacée par une préférence pour la radicalité et la dissonance. C’est à ce moment que les amarres sont rompues avec la valorisation de la parole de l’expert, du savant ou du politique. »
Enfin, troisième métamorphose : l’information désaffiliée. « Une information flotte dans l’espace public, sans que l’on sache d’où elle vient, qui l’a produite, ni dans quel contexte elle s’inscrit. » Jean-Louis Missika jette alors une pierre dans notre jardin. Il décrit ce qu’il appelle le « para-journalisme » des « lobbyistes, agences de relations publiques, attachés de presse, directions de la communication, consultants, agences événementielles ».
Le « para-journalisme »
« Para-journalisme » : avec mes deux métiers successifs, je me reconnais dans cette expression. En effet, les publications institutionnelles utilisent, de mieux en mieux, les méthodes et techniques du journalisme, mais avec deux différences irréductibles. Du côté du journalisme, la multiplicité des sources, c’est-à-dire la diversité des points de vue, la contradiction, l’opposition, bénéfiques apports pour le citoyen. Du côté des collectivités, la posture officielle de l’institution, l’anonymat, alors que, même s’il engage son média, le journaliste s’exprime personnellement, comme en témoigne sa signature, de fait expression de la modestie. D’où, souvent, hors mise en scène graphique, dans les magazines des collectivités, écriture plate, ton fade, agrément de lecture faible. Grandeur et misère de la communication publique !
Jean-Louis Missika va plus loin. Il considère que « le nouveau dispositif médiatique, où le poids d’internet et des réseaux sociaux est croissant, devient un écosystème idéal pour permettre au para-journalisme de se fondre dans le journalisme ». À chacun de juger si cette analyse est fondée et, si oui, quelles questions sur nos lignes éditoriales et nos pratiques rédactionnelles nous sont ainsi posées.
La critique centrale qu’il porte sur le système actuel nous interpelle tout autant : « L’espace public se désintègre parce qu’il n’y a plus de forum central », plus de l’agora que nous nous employons à activer, rupture en raison de la différence entre l’agenda des médias, élaboré par des êtres humains, et l’agenda des plateformes, construit par des machines… et par d’autres humains, les uns intéressés par la situation politique et sociale, les autres dédaigneux. Il pointe deux autres phénomènes contributeurs de la désintégration de l’espace public : le microciblage et le message politique personnalisé. Autre flèche vers nous qui entendons parler à la fois à tous et à chacun. Ainsi se répand « un brouillard politique permanent ».
Quatre préconisations bonnes à connaître
Les analyses sont percutantes. Les propositions qui suivent performantes. Jean-Louis Missika entend répondre à la question « Quel service public dans le nouvel espace public ? ». Il pense d’abord aux radios publiques. Toutefois, ses quatre préconisations pour faire face à une information émotionnelle et « désaffiliée » ont valeur plus générale :
- redonner place à la conversation, à l’échange d’arguments « dans un climat apaisé » ;
- recourir aux experts pour valider et contextualiser une information, un enjeu majeur ;
- traquer les fake news et aussi aller plus loin en identifiant leurs origines et les objectifs de leurs auteurs. Donc « proposer aux citoyens les outils pour décoder ce nouveau monde » ;
- s’opposer à la polarisation politique en passant au crible ses mécanismes : d’une part, l’idée qu’une opinion n’est plus un point de vue à confronter à celui des autres, mais l’expression intangible de l’identité individuelle, d’autre part la stratégie du clash sur les plateaux de télévision et du buzz dans les réseaux sociaux.
L’attente de Jean-Louis Missika en direction des radios publiques n’est pas seulement une situation que nous pouvons observer, à distance. Elle fait écho aux problématiques que nous nous efforçons de traiter. Il exhorte les médias à « associer les citoyens à la conversation politique ». Nous pouvons signer cette invite.
(1) 7 % selon l’étude Cap’Com – Occurrence « Radioscopie du communicant public et de ses enjeux » (2018).