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Des points sur les « i »

Publié le : 30 mai 2024 à 07:53
Dernière mise à jour : 30 mai 2024 à 15:46
Par Yves Charmont

On s’intéresse trop rarement à la typographie et à ses détails. La récente évolution du logo de la Philharmonie de Paris, mettant des points sur les « i » majuscules, nous a interpellés ! Un accident typographique volontaire, mais très courant. L’occasion d’entrer par le détail dans le travail des graphistes. Mais également de faire un point sur les « i » !

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Il n’existe pas de typographie (pas encore…) qui propose de mettre un point sur la barre verticale du « i/I » capital. Mais ça gratte et ça titille, parce que le « l/L » minuscule est lui aussi formé d’une barre… C’est ainsi. Et les familles de caractères ont toutes été dessinées comme cela. Faire le test est édifiant : titille et TITILLE. Il y a des barres, mais pas aux mêmes endroits.
Alors depuis des lustres des graveurs, peintres, décorateurs, ont ajouté des points (qui ne sont pas des accentuations). Jusqu’à la refonte du superbe logotype de la Philharmonie de Paris, qui, l’an dernier, neuf ans après sa création magistrale, prenait des points, plein de points.

Aborder le sujet de la Philharmonie de Paris, même pour ne parler que de typo, c’est délicat. Car la création architecturale majeure d’origine, de Jean Nouvel, a connu, lors de la construction, des dépassements budgétaires dans un contexte économique difficile. C’est l’agence BETC, proche de la Philharmonie, qui a été missionné pour concevoir son identité. Cyril Dosnon, alors assistant directeur artistique, verra un de ses logos retenu pour incarner le lieu en 2014. À l'époque, la création d’un caractère typographique ne pouvait être envisagée, c’est pourquoi des polices de caractère pré-existantes ont été utilisées. Le logo se part ainsi de la Linotype Brewery, « une police linéale assez particulière, car elle contient de discrets empattements et des pleins et des déliés qui peuvent rappeler la calligraphie », précise le graphiste. Rien de futuriste en termes de dessin de caractère, les « I » capitales sont conformes à la norme. Lorsqu’on l’interroge sur l’évolution récente de ce logo, Cyril Dosnon répond : « Pour ce rafraîchissement et l’arrivée des points sur les “I”, je pense qu'ils n'ont pas vocation à différencier un “i” minuscule d'un “I” majuscule. Il n'y a pas de problème de différenciation puisqu'on ne mélange presque jamais les deux au sein d’un même mot. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’apporter de l’originalité et de faire un clin d’œil à la musique. »

La Philharmonie de Paris évolue donc, et son logotype a été repensé. C’est d’ailleurs un ami de Cyril Dosnon qui sera à la manœuvre, au sein de BETC : Antoine Lafuente. Bien qu’il soit indépendant depuis peu, Point commun lui a demandé de parler de sa proposition et, surtout, de ces points peu communs qui apparaissent sur les « I ».
Il y a maintenant trois ans, Antoine Lafuente a fait ce qu'on appelle le lift, la refonte, de cette identité. La Philharmonie de Paris semblait vouloir montrer une image plus ouverte, plus diverse, avec un public de plus en plus jeune, et que l’on peut aller à la Philharmonie aussi pour voir des expositions ou des spectacles. Le graphiste explique : « L’idée était de montrer une image plus pop, plus colorée, plus ouverte et diverse de la Philharmonie : par la couleur et la mise en page d’une part, et par la typographie également : aux pleins et déliés de la typographie précédente succède une linéale, qui vient être contrebalancée par une typographie de texte à empattements. Cette collision des deux typographies représente en quelque sorte l’essence de la Philharmonie de Paris : un lieu qui propose des concerts de classiques comme de musique moderne. »

Un accident pour dire quelque chose d’atypique

Pour la création de cette nouvelle typographie, pour remplacer la Linotype Brewery donc, le graphiste a opté pour le parti pris de la simplicité, d’une forme d’élégance, tout en traduisant le caractère institutionnel du lieu. Ce qui n’empêche pas que la typographie « comporte également de petits accidents, pour dire quelque chose de joueur, d’atypique, d'accessible justement ». Au départ, Antoine Lafuente est graphiste et directeur artistique, mais il s’est mis à la typographie, il y a quelques années, en travaillant sur d'autres identités culturelles. Au cours de son processus de création, il fait intervenir un typographe, qui finit de construire la typographie avec lui et qui apporte des corrections. Antoine Lafuente poursuit son histoire : « J'ai donc dessiné cette typographie et j'ai commencé par la tester sur le logo parce que je voulais qu’elle soit celle de titrage des textes, des titres des expos, des affiches, etc. mais tout autant celle du logo. Et donc j'ai commencé par la mettre sans les points sur les i, puisque, effectivement vous avez raison, il n'y a pas de points sur les i en capitale normalement. »

Mais des règles du jeu très strictes

Mais au fil de son travail, une idée lui vient : « Ensuite j'ai testé ces points sur les i et je suis resté là-dessus parce que, bien que ce soit une... comment dire... une faute, moi ce qui m'intéressait c'était justement de créer cet accident, de créer cette composition atypique qui dit quelque chose d'un peu plus accessible, d'un peu plus étonnant, de joueur. » Le résultat est fluide et est vite présenté tel quel, avec ce jeu entre logo et typo d’usage dans la communication de l’institution, ce passage de l'un à l’autre. Le graphiste poursuit : « Cela m'évoquait des notes de musique ! C'était un peu l'idée de ramener ces points, noirs, qui m'évoquaient la noire des partitions de musique. » Et son intuition sera la bonne puisque ces points sur les « I », qui sautent aux yeux et aux oreilles, ont été appréciés et les commanditaires ont immédiatement adhéré et adoré ces points sur le logo. De l’avis général, ces points-là ajoutaient quelque chose d'un peu étonnant, d'un peu joueur, qui évoque la musique. Pour ce qui concerne la charte d’usage : « On s'est dit OK pour les points sur les “I” sur le logo, par contre, on ne va pas les mettre sur la typo d’usage courant et nous avons adopté des règles du jeu très strictes là-dessus. Nous avons décidé de garder uniquement une option pour certains mots, mais très rarement, par exemple avec le mot “saison”. »

Ramener ce truc qu'on n'a pas le droit de faire… mais vu que c'est un logo, on le fait quand même.

Antoine Lafuente

Pour ce qui concerne le recours aux « accidents typographiques », Antoine Lafuente apporte des éclaircissements : « Il y a souvent ce débat sur le fait de mettre ou pas des accents sur les capitales, mais c’est un non-débat. Parce qu'il faut en mettre, sinon, on ne perçoit pas le sens de certains mots. Je prends l'exemple suivant : UN POLICIER TUE et UN POLICIER TUÉ. C’est compliqué si on ne met pas l'accent sur la capitale. » Du point de vue de l’artiste, en dehors des textes informatifs, lorsqu’on entre dans l’identité visuelle, alors il devient légitime et intéressant « de ramener ce truc qu'on n'a pas le droit de faire… mais vu que c'est un logo, on le fait quand même, parce que ça devient une image » ! Il cite alors l'exemple d'un chiffre à la place d'une lettre dans certains titres, où on va mettre un 3 à la place d'un E. Une erreur volontaire, qui, du coup, n'en est plus une... C'est une intention.

La typographie est vivante, créative et… humaine !

Cyril Dosnon nous fait cette remarque générale : « En typographie, c'est très intéressant ce qui se passe depuis quelques années. De par la démocratisation des outils de création de caractères, de nombreux graphistes sortent des sentiers battus et s’amusent à créer des polices uniques. Des accidents visuels deviennent des principes, usant parfois de contrastes auparavant impensables, avec des lettres au dessin extrêmement raffiné ou complètement grotesque, voir même parfois difficilement lisible, mais inévitablement original et emprunt d’émotion.
La création typographique est d’autant plus intéressante pour les marques qu'une police peut être utilisée en toute autonomie. C’est pourquoi aujourd’hui beaucoup de graphistes sont interrogés pour concevoir des polices de caractère originales, où ce qui par le passé aurait été perçu comme une anomalie, apporte aujourd’hui une touche d’humanité. 
»

Dans l’édition, comme sur les claviers, pas de fantaisie

Dans la vraie vie des publications, livres et journaux, par contre, la règle est bien là, la même pour tout le monde. Point commun s’est, pour vérifier ce point (sur les « i »), tournée vers une des artisanes de cette infolettre, sa relectrice/correctrice, Stéphanie Hourcade, pour lui demander pourquoi, en typographie traditionnelle française, le « I » en lettre capitale ne prend pas de point.

Pour elle, « la raison est simple : les accents et autres trémas, cédilles sont des signes diacritiques, qui permettent d’indiquer au lecteur la bonne prononciation ou d’éviter les contresens (INTERNE/INTERNÉ par exemple). De même, le “i” bas de casse (minuscule) a commencé à prendre le point au Moyen Âge, quand les textes étaient manuscrits, pour éviter la confusion avec d’autres lettres, comme u, m, n ou l. » Pour le « I » capitale, donc, aucune confusion n’est possible, le point n’est donc pas nécessaire, alors que le tréma existe bel et bien, et doit être utilisé, par exemple pour différencier MAIS et MAÏS. Le tréma est une indication de prononciation, qui précise que la voyelle doit être prononcée individuellement. Reprenons. La lettre « I » capitale avec un point n’existe pas en imprimerie traditionnelle, et pas plus sur les claviers actuels. Il est donc impossible de l’utiliser, sauf à créer une police spécialement pour cela. Et à faire appel à Antoine Lafuente !

Lorsque l’on demande à notre correctrice quelles règles elle applique en matière de correction orthotypographique pour ce cas de figure ? Elle fait vite le distinguo : « Ici nous sommes en présence d’un logo, qui est davantage un élément graphique que du texte pur. Le point est là pour des raisons purement esthétiques. Le correcteur ne peut et ne doit de toute façon pas intervenir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie traditionnelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! »

Si l’on devait en retenir une leçon pour nous, les communicants publics, c’est que, hors du champ créatif des graphistes (et de ces accidents qui révèlent une humanité faillible et versatile), il est important de garder la ligne, point à la ligne. Une communication efficace utilise des outils – comme les typographies – qui doivent être fluides et clairs, notamment au regard du Facile à lire et à comprendre (Falc). Ce qui ne l’empêche pas, en dehors de la composition courante des textes, de proposer des à-côtés exceptionnels !

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