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Éloge du pifomètre en com publique

Publié le : 13 novembre 2018 à 07:07
Dernière mise à jour : 15 novembre 2018 à 16:20
Par Marc Thébault

On pense souvent qu’un dircom public "pro" se reconnaîtrait à sa capacité, innée ou acquise, d’anticiper sans erreur les retombées de ses actions. De plus, il les placerait toujours au sein d’un cadre global, et bien défini, j’ai nommé la "stratégie". Ainsi, en cas de besoin, notre dircom public serait-il apte pour, à la demande, défendre ses choix, motiver ses préconisations et les resituer immanquablement au sein d’objectifs stratégiques (qu’il n’a pas oublié de faire valider en amont). Jamais pris au dépourvu quel que soit son interlocuteur (directeurs, DGA, DGS, membre du Cabinet, élus, etc …), le dircom pourrait, avec la sérénité que lui apporte sa certitude dans la pertinence de ses axes de travail, comme son expérience et sa formation, soutenir chaque projet sans baisser le regard, ni bégayer, ni encore moins céder le moindre pouce quant à ce qu’il envisage. Et, de toute façon, il a inscrit sa propre stratégie dans celle, plus large, élaborée par les élus. Je parle ici du "projet politique". Conforme en tout point aux lignes tracées par ce document de référence, notre dircom est blindé. Non pas fanfaron ou aveugle ; juste calé là où il doit être : dans sa stratégie. Voilà, voilà … Au moins, c’est ce que nous aimerions toutes et tous. Parce que, dans la réalité, les choses semblent … comment dire ? … Moins … Carrées.

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Par Marc Thébault

Nous le savons, si les sciences humaines ne sont pas considérées comme des sciences exactes, vous imaginez sans peine ce qu’il convient de penser de celles de la communication ! Et si j’évoque l’aspect approximatif, réel ou supposé, de nos fondements théoriques, c’est pour mettre en évidence ce que nous avons tous vécu un jour ou l’autre : se retrouver à court d’arguments devant des questions (pas forcément agressives pourtant) d’un de nos supérieurs qui nous demandait pourquoi ce choix de couleur ou de slogan ou si nous pouvions nous engager sur des résultats. Là, nous avons tous hésité. Un peu au moins. Et nous avons la plupart du temps fait le choix de l’apparente certitude et de l’explication à tout. Nous avons été parfois les premiers surpris, agréablement s’entend, de notre capacité à abaisser joker sur joker, à expliquer la moindre nos actions, à justifier le moindre détail (par exemple : jusqu’au format des flyers qui seront distribués ou jusqu’à la couleur des chaussures que porteront les hôtesses sur notre stand). En somme, à inscrire tout, parfois n’importe quoi comme son contraire, dans la fameuse "stratégie". Avouons-le, alors qu’on nous a posé la question « Pourquoi ? », nous avons savouré l’instant de silence qui suit toujours notre réponse : « C’est stratégique ! ». Affirmation définitive qui ne souffre aucun ajout, ni aucun commentaire, et qui nous laisse enfin une paix royale et l’aura d’un maréchal napoléonien. À noter qu’il est recommandé de plisser légèrement les yeux en prononçant ces mots. Voire, selon les situations, d’oser une légère remontée d’une commissure de lèvres. La droite ou la gauche, c’est indifférent pour le cas qui nous occupe. L’essentiel est de faire "ins-pi-ré".

Toutefois, l’approche d’un prochain Cap’Com et de la célébration de ses 30 ans semblent vouloir me pousser à plus de transparence et à vous entraîner à ce que nous déclarions de concert : « Pouce, on arrête de jouer ! ». Non, la couleur de l’encre des stylos qui seront distribués comme goodies n’est pas toujours "stratégique". Ni le choix d’un grammage en 80 ou 90 gr de notre dépliant. Pas plus que la couleur de la moquette du stand. On pourra m’opposer que, à l’instar d’une fleur qui pousse sur le sol de mon pays, tout est "stratégique". Sans doute. Mais une fois que l’on a affirmé cela, est-on plus avancé ?

Oui, nous avons des fondements théoriques ; oui, nous avons le recul de l’expérience ; oui, notre veille professionnelle nous a fait repérer des actions qui semblent fonctionner et d’autres qui semblent moins efficaces. Mais, pour de vrai, notre principale ressource, c’est notre pif !

Ce que je veux dire, c’est qu’il serait temps d’oser affronter la réalité et nos supérieurs, et reconnaître que, oui, nous avons des fondements théoriques ; oui, nous avons le recul de l’expérience ; oui, notre veille professionnelle nous a fait repérer des actions qui semblent fonctionner et d’autres qui semblent moins efficaces. Mais, pour de vrai, notre principale ressource, c’est notre pif ! Appelez cela un "sixième sens" si vous voulez faire plus mystérieux. Ou feeling pour faire branché. Ou intuition, pour faire sérieux.

Entre nous, n’avez-vous jamais eu envie de répondre, à ce collègue ou à cet élu qui vous poussent à démonter scientifiquement le mécanisme de votre projet, que : « Eh ben … Chais pas … Je sais que ça va sans doute fonctionner … Mais vous dire pourquoi …. Franchement, je n’en sais foutrement rien ! ». Parce que, là encore pour de vrai, le bon dircom n’est pas celui qui joue les devins ou les laborantins, laissant croire qu’au nom de la théorie des systèmes fermés, toute cause entraine toujours les mêmes effets. Voyez-vous, j’ai une faiblesse (en forme d’auto-plaidoirie) pour celui qui saura utiliser son pifomètre … et qui revendiquera ce droit au choix des armes. Et quand je dis "pifomètre", je n’entends pas "au petit bonheur la chance". J’entends plutôt cette capacité un peu étrange de voir, de sentir, ou ressentir, plus que d’autres (ou avant les autres) ce qui devra fonder une action de communication pour qu’elle ait de bonnes chances de réussir.

Je le reconnais volontiers, ce n’est pas simple à enseigner en université ou à mettre en équation, le fait de se constituer un bon nez ! Et ce n’est pas aisé non plus de l’expliquer à ses commanditaires. Vous imaginez sans peine l’infinie dose de confiance qu’ils doivent placer en vous pour se contenter, à l’aube d’une nouvelle et coûteuse opération de communication, de votre sourire un peu naïf alors que vous tentez de les rassurer en leur disant « Si, si, je le sens, bien, ça devrait marcher ! ». On a connu plus sécurisant.

Ainsi, je l’avoue, j’ose me ranger au sein des tâtonneurs. Je suis, plus que de raison, souvent incapable de mettre des mots précis sur certaines choses qui ne sont que des … sensations. Pourtant, in petto, je sais que je parierais ma main ou ma vie sur ce projet. Mais comment nommer ce qui n’est qu’impression ? Alors, la tentation d’emballer cet étrange et séduisant mélange de doutes et de certitudes sous un discours formaté et strict est bien grande. J’y succombe plus souvent qu’à mon tour. Et je connais beaucoup de collègues qui font de même. Parce que, au fond d’eux-mêmes, ils sont persuadés du bien fondé de leur choix. Que dire d’autre que : « Ils le sentent ! ». Et faut-il pointer que lorsque l’on est dans cet état fébrile, on ressent soudain tout l’agacement possible pour l’obnubilation stratégique, l’addiction au « tout doit être prévu ! » et la dépendance au "risque zéro" ? Cette vision binaire du monde et ce classement glacial en "stratégique/non stratégique" qui mènent trop souvent au conformisme ou à l’immobilisme. Je ne suis même pas certain que nos patrons attendent cela de nous.

Un jour, qui sait, quelqu’un arrivera peut-être à théoriser à partir de ces pratiques. Mais est-ce que cela ne va pas être moins drôle, bien qu’étant plus rationnel ? Dans les écrits commentant les travaux de recherche de l’école de Palo Alto, on peut lire à propos de l’un des thérapeutes observé par ses pairs : « Don Jackson est capable, sur simple audition de l’enregistrement d’une discussion familiale autour de « pierre qui roule n’amasse pas mousse », de proposer un diagnostic exact et très précis sur les problèmes relationnels qui traversent la famille étudiée. Mais, pressé de questions par ses collègues, il doit reconnaître qu’il ne sait pas trop pourquoi la famille lui apparaît comme telle : "Comment as-tu deviné ça ?! – Ben, heu, la façon dont ils riaient, là …" … ». Question en forme de conclusion : cette réponse est-elle acceptable en Comité de direction ou en réunion de Cabinet ? Je vous laisse méditer là-dessus.

Illustration : www.nextinpact.com