IA et médias : vers l'infocalypse
Oui, qu’on le veuille ou non, l’intelligence artificielle est déjà mise à contribution dans la production et la diffusion de l’information. Pour la dénaturer, entend-on. Mais c’est plus compliqué que cela, comme nous l’a affirmé Fabrice Frossard, spécialiste en stratégie de contenus et transformation digitale, preuves à l’appui. Saviez-vous que les agences de presse travaillent déjà avec l’IA ? Et vous ? Le vrai danger ne serait-il pas la surabondance de présentation de faits ?
Ancien journaliste, rédacteur en chef et directeur de rédaction (Usine nouvelle, Infopro Digital, Editialis, Nextradio...), Fabrice Frossard accompagne depuis dix ans les organisations sur leur stratégie de communication digitale et de marketing au sein de Faber Content. Il est également membre de la Brigade du web, formateur et intervenant dans plusieurs écoles (École de guerre économique, IEPP, HEC, Essec, Epita et IICP) et salons professionnels sur les thématiques de la communication, de l’influence, de la veille, du digital et de la transformation digitale.
Il est intervenu le 23 juin à Paris en clôture de la Journée d’actualité sur les relations de presse organisée par Cap’Com avec le groupe de travail. Retour sur son intervention qui a envoyé un signal fort à la profession, car il a bousculé certaines idées reçues et apporté des éléments concrets d’appréciation des évolutions qu’il décrivait.
Pour ceux qui pensent que la question de l’intelligence artificielle (IA) relève de l’emploi ou non de ChatGPT, mettons tout de suite les choses au point : s'il s’agit sans doute de la partie visible, grand public, le sujet est en fait plus vaste. Car, au réel, il y en a déjà partout.
Mais peut-être faut-il déjà préciser que l'IA n’est pas, contrairement aux clichés, principalement dédiée à la production de textes. Même si les communicants l'ont en premier lieu appréhendée comme une forme de « prête-plume », chargée de rédiger les articles fastidieux à produire, longs, ennuyeux (cela peut effectivement aider à générer une matière qui servira bien souvent à garnir des pages obligatoires… et rarement consultées !).
On ne se focalise pas assez sur la manière dont l’information va être perçue.
Ne soyons pas rassurés pour autant. La question que pose Fabrice Frossard est fondée sur la réalité de la consommation des médias (qu’il faut d’abord interroger, éclairer). Et c’est sur ces usages que l’IA interviendra. Il est, à ce sujet, intéressant de faire une carte du paysage informationnel, car c'est au sein de cet espace que la production robotisée entre en action, à différents niveaux et en fonction des demandes.
Fatigue informationnelle
Quel est donc ce paysage ? Les citoyens sont sursollicités et leur capacité d’attention est de plus en plus faible. Nous parlons d’ailleurs de plus en plus volontiers « d’infobésité ». La consommation de l’information évolue :
- tendance à la déconnexion ;
- évitement des contenus anxiogènes ;
- fonctionnement en réseaux fermés (regroupement par affinités) ;
- défiance envers les médias.
Sur ce dernier point, la France est 36e sur 46 pays, puisque seulement 30 % des Français font encore confiance aux médias (mais ils sont le double pour la presse quotidienne régionale). Notre spécialiste complète en précisant : « 56 % des citoyens s’inquiètent de pouvoir distinguer les informations vraies des fausses. » Mais ce n’est peut-être plus le sujet.
TikTok et YouTube sont devenus les premières sources d’info chez les jeunes. En France, désormais, 44 % des 18-24 ans s’informent via le réseau social chinois, même s’ils n’ont qu’une confiance relative en lui. On écoute sans y croire vraiment ; une attitude en fait assez générale. Le vrai changement, c’est l’arrivée en tête des sources d’information de plateformes non journalistiques. Les médias sont passés en seconde position.
Le paysage se précise donc : une information hyper réactive et délivrée en dehors des sites journalistiques. Les formats sont très courts : une minute ou une minute trente : « Que peut-on expliquer en un temps si court ? » se désole notre spécialiste. Il rejoint en cela les observations faites depuis des années et qui pointent la « dictature de l’émotion », car une image choc passera toujours, alors que l’explication de ce qui s’est réellement passé prend toujours trop de temps… (on peut lire à ce sujet l’excellent Sortir de la dictature de l’émotion par Anne-Cécile Robert paru en 2013 chez Luxe éditeur).
Pourtant la consommation des infox n’est que de 0,6 % en moyenne en France.
La brièveté des contenus, leurs lacunes ou leur approche fractionnée ne sont pas pour autant l’expression d’une vision volontairement manipulatrice, ni même une fausse information au sens où on l’entend ici. Sur TikTok une vidéo sur 400 – seulement ! pourrait-on dire – a été qualifiée de fausse information. Notre interlocuteur parle de l’information comme d'une « matière qui est aujourd’hui industrialisée. Pourtant la consommation des infox n’est que de 0,6 % en moyenne en France… Mais le problème n’est pas réellement la désinformation pure ». Cette question ne serait donc pas la plus importante, et l’implication de l’intelligence artificielle dans le brouillard informationnel actuel ne serait donc pas à chercher sous un tas de vieilles infox poussées par Russia Today ou les sites complotistes.
Pas le temps de traiter l'info
L'IA n'est donc pas l'outil créateur de désinformation. Ni celui de l'émiettement des informations en particules vides de sens. Ni celui de la confusion car on se débrouille déjà très bien entre humains ! Si l’on regarde les circulations d’informations approximatives autour des quelques sujets récents qui ont fait du bruit médiatique (les méga-bassines de Sainte-Soline, le Lyon-Turin ou les menhirs de Carnac), leur point commun est leur complexité technique, scientifique et même politique. Or les médias et les autres plateformes proposant des contenus n’ont pas le temps de faire les enquêtes nécessaires et de travailler à la mise en lumière d’éléments rationnels, souvent compliqués et délicats. Le maire de Clermont-Ferrand, Olivier Bianchi, ne disait pas autre chose à Point commun lorsqu’il parlait du « paradoxe de la compublique » !
Face à des sujets très complexes, personne n’y comprend rien, car nous n’avons pas le temps. Ni les citoyens, ni les journalistes !
Pour Fabrice Frossard : « Nous sommes en “permacrises” et ces crises sont instrumentalisées par des galaxies actives de “ré-information”, ce qui couvre surtout des croyances. Et il est impossible pour les porte-parole d’expliquer et d’être dans le rationnel. Face à des sujets très complexes, personne n’y comprend rien, car nous n’avons pas le temps. Ni les citoyens, ni les journalistes ! »
Devant une relative hystérisation médiatique, il est difficile de se faire une idée. D’autant que les algorithmes des réseaux privilégient l’hyperréactivité, le frisson épidermique numérique. Mais ce n’est pas de la désinformation, plutôt de la mésinformation. Tout cela n’est d’ailleurs pas nouveau : les omissions, les retouches sont vieilles comme les médias et la recherche d’une simplicité attractive et l’utilisation de raccourcis pour viser le sensationnel. Mais avec les outils d’aujourd’hui c’est infiniment plus rapide et indiscernable.
Mais que fait l’IA dans ce paysage ?
Elle automatise, elle industrialise, elle multiplie les sites d’information, automatiquement, elle indexe, expose et réexpose.
Le vrai danger de l’IA, pour nos métiers, c'est l’infocalypse.
Ce faisant, elle ajoute du bruit au bruit, comme le souligne Fabrice Frossard : « Le vrai danger de l’IA, pour nos métiers, c’est cette inflation d’information, créée automatiquement : c’est l’infocalypse. » Pour le prouver, il présente deux sites web dont les contenus sont alimentés par l’IA : Tech Generation et Cuisine Generation. Ils ont été créés par des spécialistes du référencement - montés par des "fermes de contenus" - et si, sur le site culinaire, les recettes ne sont pas bonnes, ce n’est pas grave car il y a un trafic suffisant pour que les publicités qui y apparaissent génèrent des revenus ! Les informations qui ont fait l’objet ici d’une recension par l’IA (on peut donc multiplier ces sites à l’infini) sont bien réelles et « humaines » à la base (quoique…), mais leur réutilisation sans limite gonfle potentiellement l’offre de contenus de façon exponentielle. Jusqu’à la saturation.
Les journalistes dans la tourmente
On entend, comme pour beaucoup de professions qui impliquent de la création de texte ou d’image, des discours sur l’IA qui « pourrait remplacer » les journalistes. Pourtant cela fait déjà cinq ans que les agences de presse Reuters et AFP l’utilisent. Fabrice Frossard enfonce le clou : « Le fait nouveau, c’est que certains contenus de l'IA plaisent plus que ceux écrits par les journalistes. » Et plus on donne à manger à l’IA, plus elle produit, car elle a une capacité d’automatisation, de génération de processus. Le résultat est souvent condensé et sans style… mais n’était-ce pas le Graal pour Jérôme Bellay, créateur de France Info à la fin des années 1980 ?
Bientôt, le public pourra se détourner des journaux, des professionnels qui travaillent pour une information vérifiée, et même de la neutralité revendiquée et de la sobriété des chaînes d’info en continu. « Le problème, selon Fabrice Frossard, c’est que l’IA permettra aux consommateurs d’information de taper leur question directement dans la barre de recherche de leur navigateur et que le résultat affiché ne passera presque plus par de vrais médias. » Et les éditeurs négocient déjà avec les principaux moteurs de recherche pour résoudre les problèmes de propriété intellectuelle.
Quels défis peut-on relever ?
Face aux productions des ChatGPT, Bard, Llama, Midjourney, Stability AI, Nerf ou Dall.e, face aux mouvements générés et amplifiés par ces technologies, comme l’astroturfing (qui désigne la simulation d’un mouvement spontané et populaire sur les réseaux sociaux), il reste aux professionnels de la communication publique, de l’information de service public et même du journalisme à mieux s’informer sur les usines à contrefaçons numériques, à s’appuyer sur l’IA elle-même pour comprendre, identifier, repérer les flux, surveiller, se libérer de certaines tâches et enfin pour se concentrer sur leur cœur de métier.
Il faut que la presse apporte une véritable valeur ajoutée ou un bénéfice.
Et ce cœur de métier, c’est la relation. Cela, l’IA ne sait pas faire. Pour Fabrice Frossard : « Il faut que la presse apporte une véritable valeur ajoutée ou un bénéfice. » Certes, faire le pari de l’intelligence humaine n’est plus très rationnel, mais si l’on regarde de plus près, l’IA elle-même doit faire ce pari, car détruire la presse, c’est détruire sa principale source de contenus informatifs. Peut-on imaginer une collaboration fructueuse avec l’IA ? Pour notre interlocuteur, « elle va générer du travail, différent, certains métiers changeront, mais on ne pourra jamais demander autre chose à l’IA que ce qu’elle sait faire : automatiser, rédiger (redigérer ?), abattre du travail fastidieux ». Le reste, la réflexion et les choix stratégiques, la relation citoyenne et l’engagement, l’investigation et la lutte contre les fausses nouvelles seront sans doute plus compliqués mais non remplaçables par l’intelligence artificielle.
Les usages et limites de l'IA en compublique en débat aux 15es Rencontres de la communication numérique
Quelles sont les différentes applications possibles de l’IA en communication publique ? Comment s’en servir ? Quels sont les conséquences sur les métiers et les précautions à prendre, les limites d’usage ?
Fabrice Frossard poussera plus loin la réflexion en compagnie d'Estelle Dumout, consultante en journalisme, communication numérique et digital learning, lors de la conférence animée par Marc Cervennansky, responsable du centre web et réseaux sociaux de Bordeaux Métropole, en ouverture des 15es Rencontres nationales de la communication numérique à Issy-les-Moulineaux les 21 et 22 septembre 2023.
Image d'illustration générée à partir de l’IA Photosonic puis retravaillée et complétée sur Photoshop. (YC « tous droits délayés »)