La désinformation des années 1990 en Croatie
La Croatie, désormais européenne, a la mémoire du dialogue perdu et de la voix des armes. En complément de notre entretien avec Zvonimir Frka-Petešić, directeur de cabinet du Premier ministre de Croatie, « Point commun » revient avec lui sur la guerre de l'information qui a précédé et accompagné le conflit des années 1990.
Au lendemain de la chute du mur de Berlin, les gouvernements des différentes républiques de la Fédération yougoslave ont une lecture très différente de la vague démocratique qui déferle sur l'Europe centrale. Alors que les dirigeants slovènes et croates autorisent la tenue d'élections libres, qui conduisent à la mise en place de gouvernements non communistes, la Serbie est dirigée par Slobodan Milošević, leader communiste reconverti au nationalisme. Celui-ci rêve de regrouper de gré ou de force toutes les minorités serbes au sein d'une Grande Serbie, taillée sur les dépouilles de la Yougoslavie, et d'en expulser les autres peuples. Dès 1989, lors de son discours à l'occasion du 600e anniversaire de la bataille de Kosovo devant 1 million de Serbes, il promet que « de nouvelles batailles attendent les Serbes », il leur garantit « le droit à vivre réunis entre eux dans un seul État ».
Pourtant, les dirigeants slovènes et croates feignent d'ignorer l'évidence et proposent de bonne foi la transformation de la Fédération yougoslave en confédération, y voyant là des garanties supplémentaires face à l'hégémonie croissante du maître de Belgrade. Milošević refuse, bien entendu, et, au moyen d'un coup d'État par lequel il accapare le contrôle de quatre des huit entités fédérées au sein de la présidence fédérale, il cherche à mettre au pas les quatre autres républiques : Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Macédoine. En réaction, cela y renforce le sentiment indépendantiste et démocratique, qui s'exprimera ensuite lors de référendums sur l'indépendance. La Serbie de Milošević, qui a alors pris le contrôle de l'armée yougoslave, purgée de ses officiers non serbes et acquise à sa cause, répond alors par une agression armée des plus classiques. Toutefois, elle fut sciemment qualifiée de « guerre civile » par la propagande de Belgrade, afin d'occulter son caractère de guerre de conquête territoriale et d'estomper la responsabilité des dirigeants serbes.
Une propagande qui rappelle celle en cours à propos de l'Ukraine
À l'instar de la récente propagande russe à l'égard des Ukrainiens, les Croates sont alors eux aussi qualifiés de nazis. Tout comme la nation ukrainienne est niée par le Kremlin, de même l'existence même de la nation croate fut mise en cause par Belgrade. Cette agression militaire en trois temps commença d'abord par la brève guerre de Slovénie, puis se poursuivit en Croatie, où un quart du territoire fut occupé de 1991 à 1995, et se prolongea en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), où plus de 70 % du territoire fut occupé. Tout comme la ville ukrainienne de Marioupol fut assiégée et pilonnée durant 86 jours, la cité croate de Vukovar a résisté 87 jours, écrasée par les bombes, et fut en 1991 la première ville d'Europe rasée après la Seconde Guerre mondiale. De même, Dubrovnik, joyau de l'Adriatique, fut bombardée et assiégée durant huit mois, avant d'être débloquée. Comme aujourd'hui en Ukraine où le Kremlin prétend voler au secours de la minorité russe, de même en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, une partie de la minorité serbe a été alors instrumentalisée par la propagande délétère et haineuse de Belgrade. Elle y attisa sciemment leurs peurs en présentant la perspective de devenir une minorité nationale dans les nouvelles républiques indépendantes et démocratiques comme une possibilité insupportable contre laquelle on ne saurait que prendre les armes. Une partie des Serbes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine sont alors embrigadés au service du projet grand-serbe de Milošević, avec le soutien de l'armée « yougoslave », devenue alors entièrement serbe. Finalement, après quatre années de préparation à équiper et mettre sur pied la nouvelle armée croate, la contre-offensive croate de l'été 1995 permit de libérer en quatre jours la majeure partie des territoires occupés en Croatie et, dans les semaines suivantes, la moitié des territoires occupés en Bosnie-Herzégovine. Ce brusque retournement du rapport des forces finit par contraindre le dirigeant serbe à accepter de négocier un accord de paix avec les présidents croate et bosnien, à Dayton, sous les auspices des États-Unis, et signé en décembre 1995 à l'Élysée. Cela mit fin à la guerre et permit la réintégration pacifique de tous les territoires occupés de Croatie. Cela dit, quatre ans plus tard, en 1999, le président serbe lança une nouvelle guerre d'agression, cette fois-ci au Kosovo, provoquant une réaction militaire occidentale, qui s'est soldée par la capitulation de la Serbie et par l'extradition de Milošević au Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, où il fut inculpé pour crime contre l'humanité et génocide, mais décéda avant la fin de son jugement.
Être membre d’une minorité nationale et citoyen croate à part entière
Aujourd'hui, la Croatie est membre de l'Otan (depuis 2009) et de l'Union européenne (depuis 2013), et nombre de Serbes qui avaient fui la Croatie au moment de la reconquête croate ont décidé de revenir dans leurs foyers. Preuve tardive que l'on peut à la fois être membre d'une minorité nationale et citoyen croate à part entière – « et que la Croatie fut attaquée pour rien », commente Zvonimir Frka-Petešić – les Serbes sont aujourd'hui représentés par trois députés au Parlement croate, sur les huit réservés aux minorités nationales (sur un total de 151). D’ailleurs tous les huit font partie de la majorité parlementaire et soutiennent pleinement la politique du gouvernement actuel.
Faire en sorte que tous les citoyens, quelle que soit leur origine, se sentent représentés, respectés, intégrés et égaux en droit.
Le Premier ministre, Andrej Plenković, président de l'Union démocratique croate (HDZ, centre-droit), est convaincu que leur participation à la majorité parlementaire est la meilleure façon de bâtir la Croatie comme un État faisant de sa diversité sa force, et le meilleur moyen de faire en sorte que tous les citoyens, quelle que soit leur origine, se sentent représentés, respectés, intégrés et égaux en droit.
À la différence des années de guerre, où les Serbes des territoires occupés étaient aux ordres de Belgrade et prônaient le séparatisme, la communauté serbe de Croatie participe dorénavant à la vie démocratique par le biais de ses représentants légitimes au sein des institutions croates. Alors que la Serbie n'est ni dans l'Otan ni dans l'UE et que le gouvernement serbe actuel demeure proche de Moscou, les représentants de la communauté serbe de Croatie soutiennent, quant à eux, la politique du gouvernement croate de soutien politique et militaire à l'Ukraine. C'est une évolution importante qui traduit l'émancipation politique de la communauté serbe de Croatie à l'égard de Belgrade et renforce parallèlement sa légitimité politique en Croatie.
Anja Šimpraga, la vice-Première ministre, issue de la minorité serbe, symbolise parfaitement le processus d'intégration et de réconciliation que la Croatie a accompli depuis la guerre. Elle avait huit ans, en 1995, au moment de la libération par l’armée croate des territoires occupés par les Serbes, lorsque, avec sa famille et des dizaines de milliers de civils serbes, elle a fui la Croatie et trouvé refuge en Serbie. Quatre ans plus tard, elle est retournée en Croatie avec sa famille, termina sa scolarité et ses études, devint une élue locale et est désormais membre du gouvernement, au sein duquel elle compte parmi ses collègues croates d'anciens combattants de la guerre d'indépendance…
La Croatie, membre depuis 2023 de la zone euro et de l'espace Schengen, et 18e destination touristique mondiale, est aujourd'hui une nation qui va de l'avant dans toute sa diversité et sa richesse culturelle, mais sans rien renier de son histoire récente.