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La fracture numérique reste béante

Publié le : 2 février 2023 à 07:07
Dernière mise à jour : 14 février 2023 à 12:21
Par Alain Doudiès

Tandis qu’avance, à La Poste, à la Caf et ailleurs, l’aveugle rouleau compresseur de la dématérialisation, les freins à l’utilisation du numérique persistent.

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Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste.

Non, ça ne va pas vraiment mieux ! La part de personnes éprouvant au moins une difficulté qui les empêche d’effectuer des démarches en ligne est passée de 48 % en 2020 à 54 % en 2022. C’est un des enseignements du « Baromètre du numérique », réalisé par le Credoc. (1)

Une étude de l’Insee, publiée en mai 2022, avait déjà notamment montré que ce phénomène ne touchait pas que des vieux, mais que la dématérialisation conduit de nombreux jeunes à ne pas demander leurs droits. En 2021, 32 % des adultes ont renoncé à effectuer une démarche en ligne. Raisons de ces échecs : internet en panne, démarches trop complexes, n’a pas essayé car se sentait incapable, n’a pas eu de réponse de l’administration, n’a pas pu obtenir d’aide, n’a pas accès à un ordinateur ou à internet.

Tant pis pour les marginaux de la dématérialisation

Et voilà que, dans ce paysage numérique encore en friche, des monuments des services publics à la française y vont de leur dématérialisation à marche forcée. La Poste supprime le timbre rouge de distribution rapide et le remplace par une e-lettre prioritaire qui, si on ne peut pas le faire à la maison, oblige à aller au bureau de poste. Elle propose aussi un mode de suivi des lettres vertes en achetant un « sticker (autocollant in french) suivi » à coller sur l’enveloppe timbrée, pour voir où en est l’acheminement… sur www.laposte.fr. De même, la création et la consultation de son compte « Espace santé » de l’Assurance Maladie nécessitent la possession et le maniement aisé d’un smartphone ou d’un ordinateur. Il est aussi très compliqué, notamment pour les étrangers, d’obtenir un contact physique en préfecture, en raison de la diminution du nombre de guichets et du passage impératif par la plateforme « Rendez-vous en préfecture ».

Dommage pour les exclus du numérique, tant pis pour les marginaux de la dématérialisation ! Comme le démontre l’étude Insee, le risque d’avoir des difficultés est plus fort pour les personnes défavorisées. « Les classes populaires sont les principales victimes de la numérisation des services publics », confirme Gilles Jeannot, co-auteur avec Simon Cottin-Marx de La Privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public (éditions Raisons d’agir). La Caf emporte le pompon des méthodes discriminatoires, avec son algorithme qui donne une note à chaque allocataire, selon le risque qu’il bénéficie indûment d’aides sociales, comme le décrypte une étude de la Quadrature du net.

« Pour un service public plus humain »

Le rapport du Défenseur des droits « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? » (février 2022) fait le tour de la question. D’abord, en élaborant le diagnostic : « Des avancées en demi-teinte sur l’inclusion numérique », « Certaines populations sont structurellement pénalisées par le développement de l’administration numérique ». Ensuite, en soulignant qu’« une autre approche est possible », avec deux objectifs en particulier, « garantir un accès effectif à internet suffisant pour mener des démarches administratives en ligne » et « organiser un accompagnement qui ne se limite pas au numérique ».

« Il faut remettre l’humain et le droit au cœur de l’action des Caf », demandent notamment le Secours catholique, la Fondation Abbé Pierre et ATD Quart Monde, pour lesquels l’accueil physique des usagers doit être restauré et les capacités du numérique mises au service de la relation humaine. Dans le même mouvement d’alerte, 300 associations de défense des droits humains et organisations de solidarité… et une poignée de collectivités ont lancé un manifeste « pour un service public plus humain et ouvert à ses administré.e.s ». Il souligne que « des administrations sont de plus en plus fermées au public ».

La part de responsabilité des communicants

Bien sûr, les communicants publics voient bien ce phénomène… quand ils ne sont pas éblouis par l’éclat des outils numériques. « Des solutions existent face aux inégalités numériques »  : un article de l’infolettre de Cap’Com les inventoriait dès avril 2020. D’autres actions de réflexion, de formation et de partage de pratiques, organisées par Cap’Com, leur permettent de prendre toute leur part de responsabilité, en prenant appui sur la hiérarchie, celle des élus et celle des services.

Mathieu Vidal, président de Villes Internet, et Emmanuel Eveno, président du jury des prix attribués par l’association, viennent de le rappeler : « Accompagner les politiques publiques locales numériques est une urgence démocratique. »


(1) Étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie pour l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires) et le CGE (Conseil général de l’économie). 4 184 personnes interrogées en juin-juillet 2022.

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