Les mots pour ne pas le dire
On n’y prend guère garde. C’est une imprégnation insidieuse. Des mots qui s’immiscent dans notre vocabulaire, des mots trafiqués, traîtres, trompeurs.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Il y a ceux qui passent de l’univers de la publicité à celui de la politique : « Carrefour positive » et « La positive attitude » (Jean-Pierre Raffarin). Il y a ceux, anodins, qui font moderne, tels que « mobilité », formulation employée plein pot pour parler transports publics. Mais – bon sang ! – qui dit « J’use de mes mobilités pour aller à la piscine », au lieu de « J’organise mes déplacements » ? Pire, il y a de véritables escroqueries : « Plans sociaux » pour travestir « licenciements collectifs » d’une apparente rationalité ou « éloignement de migrants » pour ripoliner de bonne conscience « expulsion d’étrangers ».
La « fraude des mots »
Sommes-nous épargnés ? Mettons-nous d’abord sous la rassurante houlette de deux penseurs. Platon : « La perversion de la cité commence par la fraude des mots. » George Orwell, en écho à la « novlangue » de 1984 : « Penser clairement est le premier pas vers la régénération politique. » La question de prestigieuses références pour valider le propos étant réglée, interrogeons-nous. Que se passe-t-il chez nous ?
Certains mettent l’œil où ça fait mal. « L’administration se paie de mots comme jamais », affirme Xavier Patier, écrivain et directeur général des services du Loir-et-Cher. Il cite des mots dénués de sens ou vidés, à force d’être employés, comme les coups de trompette de « territoires », « gouvernance » , « intelligence collective » ou le cocorico de « co-construction ». Le Loir-et-Cher a conçu un guide pratique, « La rédaction administrative au Conseil départemental » (voir ci-dessous). Il fournit notamment des modèles de courriers clairs, en vis-à-vis des confuses correspondances habituelles. C’est le fruit d'un travail participatif en interne, dans une démarche globale de simplification et d'amélioration des services Quali'dep 41. D’autres proposent des méthodes, tel « Le pouvoir du langage clair », conçu par l’agence Avec des mots, qui a apporté sa contribution aux Rencontres nationales de la presse et des médias territoriaux organisées par Cap’Com.
Pollinisation ou pollution ?
La communication interne est particulièrement touchée par ces ravages. Le vocabulaire du management des entreprises a déferlé. Les cadres sont devenus des « managers ». La « performance », l’« efficience », la « transversalité » inondent les textes de la hiérarchie. La « transformation », héritée du vocabulaire gouvernemental, et la « transition », extension de la « transition énergétique », présentent comme une évolution douce de profonds changements qui secouent les organisations et bousculent les agents. Pomper ainsi le langage de l’entreprise, est-ce une féconde pollinisation ou une nuisible pollution ?
Nous sommes des passeurs de mots. Veillons-y.