L’espace vécu, ou considérer le territoire du point de vue des Humains
Commençons par un truisme : qui dit « marketing territorial » dit « marketing ». Et nous savons combien il importe que les démarches publiques s’en souviennent et ne réduisent pas leurs initiatives à de simples coups de com. Mais il y a aussi « territorial ». Donc « territoire ». Et, là aussi, nous avons tous conscience de l’importance de déterminer ce que recouvre ce mot. Plutôt, de (re)partager ses diverses significations. Pour apporter un peu d’eau à ce moulin, gros plan sur la notion « d’espace vécu » qui devrait pouvoir nous être bien utile ! Attention cependant, ce billet n’est pas une thèse, à peine une sensibilisation.
Par Marc Thébault
Le paysage est œuvre, univers de signes, il évoque plus que ce qu’il est.
Armand Frémont
Bien que caennais depuis plusieurs années, je n’ai découvert qu’il y a deux ou trois ans le géographe Armand Frémont, qui a enseigné la géographie à l’université de Caen pendant plus de 25 ans. En 1976, il publie La Région, espace vécu et vient, par cet ouvrage (et bien d’autres suivront), faire souffler le vent des sciences humaines sur la classique géographie en proposant de passer d’une géographie physique à une géographie humaine, Frémont allant jusqu’à considérer « l’homme comme producteur de sa propre géographie ». Souvent désigné comme « géographe social et humaniste », il va mettre l’accent sur le fait, si évident pourtant à énoncer, qu’une région (entendre « territoire ») ne peut se réduire à sa description physique. Elle n’est pas qu’une réalité objective, car une « région » n’est pas que relief, végétation, densités humaines, modes d’habitat, activités économiques, usages, etc., elle est également perceptions, représentations et interactions. À une classique approche « objective », l’ajout d’une approche « constructiviste » et subjective lui semble ainsi indispensable. Car la « réalité » d’un territoire est aussi façonnée par celles et ceux qui y vivent, leurs « perceptions » et leurs habitudes de vie le façonnant et le complétant aussi sûrement qu’ont pu le faire les forces telluriques, l’érosion ou les rivières : « […] L’homme n’est pas un objet neutre à l’intérieur de la région […] Il perçoit inégalement l’espace qui l’entoure, il porte des jugements sur les lieux, il est retenu ou attiré, consciemment ou inconsciemment, il se trompe et le trompe… ». L’espace est donc considéré comme « vécu » dans le sens où il est « vu, perçu, ressenti, aimé ou rejeté, modelé par les hommes et [qu’il projette] sur eux des images qui les modèlent. C’est un réfléchi. Redécouvrir la région (l’espace – ndlr) c’est donc chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes ».
Inutile de préciser qu’il m’a très vite semblé que cette théorie pouvait judicieusement éclairer nos travaux de marketing territorial, nous qui jonglons sans cesse entre identité et image et qui pensons, visiblement à tort, qu’il suffit de décrire la réalité objective (sa description matérielle s’entend) d’un territoire pour le rendre attirant. Une fois de plus, nous devons prendre en compte l’humain, son affect et sa part d’irrationnel. Au minimum. Et par ailleurs, désormais convaincus qu’une démarche de marketing territorial ne peut être efficace qu’avec un volet destiné à la population elle-même (au sens large du terme) pour fédérer et (re)partager un « bien commun », matériel ou immatériel, nous avons sans doute à élargir nos champs de référence et nos grilles d’analyses par celle du géographe normand.
L’espace vécu est vivant, en perpétuelle transformation
Par ailleurs, Armand Frémont complète son idée en insistant également sur un aspect socio-culturel : « les mécanismes de l’acculturation et de l’aliénation imposent aux hommes une certaine image des lieux où ils vivent, de leur espace, de leur région. Et cette image, acceptée, refoulée ou refusée, constitue un élément essentiel des combinaisons régionales, le lien psychologique de l’homme à l’espace sans lequel la région ne serait que l’adaptation d’un groupe à un milieu ou une rencontre d’intérêt sur un espace donné ».
Il va également mettre en évidence la permanence de la « transformation » d’une région, vue comme un ensemble de relations, d’interrelations et d’interactions qui, avec le temps, ne peut être une structure immuable. L’espace vécu est sans cesse en formation. Pour Frémont, 4 facteurs sont sources de variations de l’espace vécu (ci-dessous, extrait de lewebpedagogique.com, par Charlotte Ferré) :
l’âge : l’espace vécu se dilate, se diversifie avec l’âge, pour se rétracter à la fin de la vie.
le sexe : il existe un espace masculin et un espace féminin [variable selon les cultures ou les religions – ndlr].
Les classes sociales : plus le niveau social de l’individu est élevé, plus l’espace lui est étendu. Frémont montre en outre qu’il existe une réelle géographie sociale, car les plus riches ne cessent d’exploiter l’espace, tandis que les plus pauvres vivent confinés dans un espace restreint.
La culture : elle façonne l’espace vécu.
Considérer toute la charge de valeurs qui se projettent des hommes aux lieux et des lieux aux hommes
Pour mieux comprendre le tout, on peut résumer en disant qu’un espace vécu est la somme :
a) d’un espace de vie (« l’ensemble des lieux fréquentés par une personne ou par un groupe »)
b) + un espace social (espace de vie + « les interrelations sociales »)
c) + « les valeurs psychologiques qui s’attachent aux lieux et qui unissent les hommes à ceux-ci par les liens matériels », soit « un système particulier de relations unissant hommes et lieux dans un espace spécifique » baignant allègrement dans le subjectif, le sentimental … si tendrement (avis personnel) humains.
L’espace vécu est donc bien plus qu’un ensemble de lieux où vivent des personnes ou des groupes. Son étude doit également prendre en compte « toute la charge de valeurs qui se projettent des hommes aux lieux et des lieux aux hommes ». Voire les récits et l’imaginaire. Et parfois des imaginaires supérieurs au « réel », la reconstruction du passé pouvant dériver vers une recomposition imaginée, rêvée, fantasmée, … autant de croyances ou de « légendes urbaines » que l’on va néanmoins perpétuer. Cette étude regardera donc également les sommes des mémoires individuelles et collectives. Et le tableau ne pouvant être complet sans les références aux classes sociales (voir plus haut).
D’autres auteurs ont marché sur ces traces, quitte à s’en écarter. Mais qu’il s’agisse « d’espaces mentaux », de « villes dans la ville », de « phénoménologie (ou d’anthropologie) de l’espace », de « proxémique » ou encore de « géographie existentielle », l’ouverture d’esprit est bien la norme, tout comme le croisement des sciences diverses et une priorité aux approches systémiques. L’idée serait de privilégier les approches multiples, n’en négliger aucune, et n’être jamais enfermer dans une seule. Et, surtout, l’idée serait de ne jamais négliger ce beaucoup considèrent comme le bien immatériel le plus précieux des territoires : les habitants eux-mêmes.
L’esprit des lieux : l’âme du territoire ou celle des Hommes ?
Pour Armand Frémont : « *La définition de l'espace vécu est […] assez simple : c'est l'espace vu des hommes, non seulement dans leurs déplacements qui constituent l'armature de leurs espaces de vie, mais aussi par toutes les valeurs qu'ils attribuent à ces espaces en tant qu'hommes. L'espace est perçu, et inégalement perçu, selon des distances qui ne sont pas uniquement kilométriques mais se révèlent aussi distances-temps, distances sociales, distances écologiques, distances culturelles.
L'espace est représenté, à la mesure de ces perceptions et des schèmes qui les organisent, les effacent ou les soulignent. L'espace est inégalement valorisé selon les pulsions et les cultures de ceux qui y vivent. L'espace est ainsi porteur d'une charge d'humanité qui fait que, par un glissement abusif, on lui prêtera parfois une personnalité (la personnalité d'une ville ou d'un pays ou même d'un département), un esprit (l' « esprit des lieux »), voire une âme.
Il est plus juste d'affirmer que ce sont les hommes qui font les lieux, et par conséquent l'espace, et non l'inverse, même si chaque lieu a sa matérialité propre. L'espace matériel ou objectif, est ainsi paré d'une enveloppe culturelle, mais les deux restent indissociables. […] Sur un même espace, en des mêmes lieux, les hommes ont des représentations multiples et variées. ». Dans une approche plus psychanalytique, et largement dédiée à une approche critique de l’urbanisme, Alexander Mitscherlich affirme de son côté que « l’homme devient ce que la ville en fait, et inversement* ».
Quid alors de notre approche du marketing territorial ?
Fervent défenseur d’une approche qui privilégie la révélation du territoire (ou « dévoiler son âme »), face à sa simple description (ou « montrer ses muscles ») – approche que l’on voudrait objective mais qui, en réalité, n’est qu’une quête éperdue, parfois pathétique, pour présenter, via des chiffres et des statistiques, des pseudos preuves du bien-fondé d’une ambition – je souscris les yeux fermés à cette géographie humaine et sensible.
Définitivement, un territoire ne peut se distinguer, dans un contexte concurrentiel, que par ce qui le rend unique, en premier lieu ses habitants, sa culture et liens qui unissent, ou pas, toutes ses composantes vivantes.
Ainsi, en reprenant cette citation d’un ancien billet : « La propension du territoire à créer (en quelque sorte sa productivité créatrice) est proportionnelle à la densité sociale du territoire, c’est-à-dire sa connectivité. », les pistes d’actions qui s’offrent à nous, soit pour mettre avant la créativité des acteurs d’un territoire, soit pour favoriser leurs interconnexions, sont légions et ouvrent bien des perspectives.
Par ailleurs, nous qui cherchons donc à fédérer nos habitants et à travailler le « Pride Building », avons-nous sans aucun doute à faire en sorte de transformer notre territoire en « habitation », c’est-à-dire favoriser autant que faire se peut son appropriation, prendre en compte les représentations (toutes les représentations, pas que les nôtres ou celles des « notables ») qui le concernent et écrire, à plusieurs mains, un récit vraiment collectif dans lequel chacun pourra se projeter, individuellement ou collectivement. Et puis, donner à chacun une place dans cette dynamique territoriale, puisque ce sont les Hommes qui font les territoires.
Tout ceci n’étant pas, une fois de plus et en conclusion, qu’une simple affaire de communication. Foi d’ancien communicant.