Lutter contre la désinformation, une priorité pour protéger les démocraties européennes
Désinformation, fake news, intelligence artificielle, éducation aux médias… tels sont les principaux thèmes abordés par la vingtaine d’experts européens de la communication publique qui ont pris la parole à l’Eurométropole de Strasbourg à l'invitation de Cap’Com et du Club de Venise, le jeudi 23 mai 2024. Le lendemain, ils prenaient connaissance du tout récent traité du Conseil de l'Europe sur l'IA, au siège de l'organisation.
Par Philippe Lancelle, membre du Comité de pilotage de Cap’Com, ancien directeur du tourisme de la région Bourgogne-Franche-Comté.
Deux ans après un premier séminaire international commun sur le rôle de la communication publique locale dans les différents pays de l'Union européenne organisé à Toulouse en 2022, Cap’Com et le Club de Venise se sont donné à nouveau rendez-vous le jeudi 23 mai à l’Eurométropole de Strasbourg, grâce à son soutien et à celui de la Ville. Le thème retenu portait cette année sur « Les synergies dans la lutte contre la désinformation et l’éducation aux médias ».
À deux semaines du scrutin pour le Parlement européen, et en vue de la prochaine réunion plénière du Club de Venise prévue à Dublin les 20 et 21 juin 2024, le président du Club, Stefano Rolando, a situé d’entrée le sujet de la journée comme « un défi à l’échelle européenne », se focalisant sur deux enjeux essentiels : l’analphabétisme et la désinformation.
« Il ne faut plus croire aux contes de fées »
Les participants (experts gouvernementaux, institutionnels, académiciens et membres de la société civile européenne) ont d’abord dressé sans concession le constat de la situation à l’aide de mots très forts, dans le contexte convivial qui caractérise les échanges ouverts du Club dans son cadre informel. Le président Rolando a évoqué « un danger immense », rappelant que « l’information est devenue l’une des principales armes dans les conflits généralisés d’aujourd’hui, dont deux guerres aux portes de l’Europe ». D’après lui, un tiers des informations diffusées relèveraient de manipulations politiques.
De gauche à droite : Vincenzo Le Voci, secrétaire général du Club de Venise (à droite) et Yves Charmont, délégué général de Cap’Com, ont ouvert la journée de travail en remerciant Pia Imbs, présidente de l'Eurométropole, et Jeanne Barseghian, maire de la Ville de Strasbourg ; des intervenants en mode hybride, pour plus de huit heures de présentations ; Saman Nazari, analyste en intelligence artificielle et désinformation à Alliance4Europe à Bruxelles.
Les experts ont évoqué les menaces, les risques et les attaques liés à la désinformation ainsi que les instruments disponibles pour assurer un monitorage constant des développements en ligne à cet égard, et la nécessité croissante de joindre les efforts et renforcer la coopération intra et internationale afin d’amplifier les capacités de communication et de résilience. Vincenzo Le Voci, secrétaire général du Club de Venise, a parlé d’infodémie, tandis qu’Yves Charmont, délégué général de Cap’Com, s’inquiète d’un risque de « tsunami ».
Pour Christophe Rouillon, président du groupe socialiste au Comité européen des régions, « la désinformation représente un risque démocratique ». Le Néerlandais Erik den Hoedt, vice-président du Club de Venise, a confirmé pour sa part « qu’il ne fallait plus croire aux contes de fées » et Karine Badr, de l’OCDE, a insisté sur les résultats des sondages menés par cette organisation pour ce qui est des difficultés des gouvernements à concrétiser une approche stratégique en la matière. Pour elle, « la démocratie est en danger ! ».
Prolifération des fausses informations
Tout d’abord, nous faisons indéniablement face à une prolifération des fausses informations et à une montée en puissance de la désinformation dans le paysage médiatique contemporain, comme l’a décrit Karine Badr. Celles-ci proviennent de plusieurs sources : médias traditionnels, supports numériques, réseaux sociaux… à l’échelle locale comme à l’échelle internationale. De nombreux exemples récents ont eu un impact significatif sur les processus démocratiques et sur la société dans son ensemble.
L’intelligence artificielle fragilise la confiance publique et scientifique en générant des contenus trompeurs.
Kristina Plavsak Krajnc
TikTok en cause
Le réseau social TikTok a été décrié à plusieurs reprises, et Christophe Rouillon a expliqué pourquoi son utilisation était maintenant proscrite au Comité européen des régions, comme dans d’autres institutions et administrations publiques. En raison de la nature virale et du format court des vidéos, les fausses informations peuvent s’y répandre très rapidement. Des plateformes telles que TikTok ont aussi été critiquées à cause de l’absence d’un véritable mécanisme robuste de vérification des faits, et de leur influence très souvent néfaste sur les jeunes utilisateurs, qui peuvent manquer de compétences critiques pour évaluer la véracité des contenus diffusés.
L'impact de l'IA
En outre, le développement de l'intelligence artificielle (IA) a également un impact significatif sur la montée de la désinformation. « Il est difficile de faire confiance à l’intelligence artificielle, qui a des capacités vertigineuses », a souligné Caroline Grand, membre du réseau européen de communication des établissements d’enseignement supérieur. Enfin, pour Kristina Plavsak Krajnc, fondatrice du Forum - Centre de communication publique à Ljubljana, « l’intelligence artificielle fragilise la confiance publique et scientifique en générant des contenus trompeurs, les fameuses deepfakes qui paraissent extrêmement réalistes, ou en amplifiant la désinformation via les bots sur les réseaux sociaux, qui propagent des contenus de désinformation à grande échelle, créant l'illusion d'une forte adhésion et augmentant leur visibilité ».
Seule l’éducation permettra de se protéger des risques et de renforcer l’esprit critique
Même si la lutte contre ces différents phénomènes paraît complexe et souvent en retard par rapport à leur accélération, plusieurs pistes de solutions ont été proposées. Certaines relèvent d’idées encore à développer, d’autres sont déjà mises en œuvre et démontrent que la situation n’est pas inéluctable, loin de là.
Tous les experts semblent d’accord sur la nécessité d’agir vite et en collaboration étroite.
La première piste est sans nul doute celle du renforcement de l’éducation aux médias dès le plus jeune âge et peut-être également pour certains parents victimes d’analphabétisation numérique et les décideurs publics. « L’éducation est au centre des débats pour les enfants, les étudiants et le grand public », « Il faut former les enseignants et les chercheurs », « Seule l’éducation permettra de se protéger des risques et de renforcer l’esprit critique ».
Le deuxième grand chantier à engager serait celui de la promotion de la littéracie numérique, afin de renforcer les compétences numériques des citoyens européens et de savoir mieux utiliser l’intelligence artificielle. Deux films à destination des jeunes diffusés en Lituanie ont montré comment les réseaux sociaux permettent de manipuler l’information et comment différencier une fausse information d’une vraie.
Le troisième sujet sur lequel il semble urgent de se pencher est celui du renforcement des partenariats entre les institutions politiques, éducatives, les médias et la société civile, notamment à l’échelle locale, comme l’a rappelé Christophe Rouillon. L’exemple du Conseil national des jeunes en Italie (intervention de son vice-président Francesco Marchionni) a été éclairant sur ce point.
Des avancées à partager en matière de recherche et d’innovation
La recherche et l’innovation enregistrent déjà de grandes avancées, afin notamment de mieux identifier et comprendre les canaux et les méthodes utilisés pour diffuser des fake news, vérifier les faits et mettre en place des contre-attaques. Plusieurs expériences en ce sens ont été présentées, comme des centres de réfutation dans plusieurs pays. Ces travaux ont été décrits en particulier par Klimentini Diakomanoli, autrice du livre Fake news : que fait l’Europe ? paru en France le jour du séminaire. Virginia Padovese, vice-présidente du Newsgard, a présenté ses recherches en matière d’analyses manuelles, tandis que Carys Whomsley, directrice des risques digitaux chez Digitalis, a décrit les travaux engagés en Angleterre, et Saman Nazari (Alliance4Europe) et Max Stearns (Democratic Society) ont partagé les points forts des activités de deux plateformes engagées dans le dialogue en ligne en matière de sauvegarde des valeurs démocratiques et de mobilisation des jeunes dans les communautés locales. Rosa Cavallaro a illustré les activités de l’autorité nationale italienne de régulation des communications (AGCOM).
Certains réseaux sociaux mériteraient un renforcement de leur réglementation à l’échelle européenne, et en cas d’irrégularités, d’autres pourraient être purement et simplement interdits.
Finalement, une des pistes évoquées par le président Rolando serait celle du dialogue entre la communication institutionnelle et les services publics de radio et de télévision. Pour lui, « l’heure est à la chute des murs entre la communication institutionnelle et la communication politique, entre les médias et le monde éducatif ». Indéniablement, même si le travail reste immense et le sujet loin d’être clos, la compréhension des systèmes de désinformation avance à grands pas et chacun des acteurs s’y engage avec enthousiasme.
La seconde journée du séminaire s’est déroulée au siège du Conseil de l’Europe, où les participants ont été accueillis par le service du porte-parole et ont interagi avec Patrick Penninckx, chef du département Société de l'information à la Direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit (en 2024 le Conseil de l’Europe célèbre son 75e anniversaire), qui vient de voir adopter (le 17 mai dernier), après un long travail de son département, la Convention-cadre du Conseil de l’Europe sur l’intelligence artificielle et les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit.
Le Forum Cap’Com, qui aura lieu du 9 au 11 décembre prochain à Lille, sera l’occasion de revenir sur cette question, à travers un Grand angle spécifique, en partenariat avec le Club de Venise.