Médias : l’exigence de la nuance
Face au simplisme et à l’hystérisation, les voies pour redonner de la valeur à l’information.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Infobésité, virus des émotions, maladie des fake news, l’information ne se porte pas bien. Le numéro du Un hebdo intitulé « Comment guérir l’information » affine le diagnostic et propose des médications.
Celles et ceux qui ne connaissent pas cet hebdo singulier, créé en 2012 par Éric Fottorino et Laurent Greilsamer, peuvent avoir le plaisir de le découvrir : un format 21 x 31 banal qui, déplié par trois fois, est une originale unique feuille 64 x 82, avec un seul sujet traité par l’analyse, le reportage, le dessin, l’infographie, la poésie, la littérature. Nourri de ce croisement de regards et de cet assemblage de registres, je puise sans vergogne dans la richesse des contenus. Cela d’autant plus que, dans ce numéro, une deuxième feuille, « S’informer, à quoi bon », présente de manière limpide, à destination des jeunes… et des autres, l’évolution du traitement de l’information, les dérives récentes et les enjeux, sous le clavier de Bruno Patino, président d’Arte après un brillant parcours dans plusieurs médias, et fin décrypteur des effets du numérique.
« La réflexion, l’engagement et l’action »
Ce panorama à multiples entrées nous donne une compréhension plus précise de la situation et ouvre des pistes. Ainsi, Didier Pourquery, président de The Conversation France, propose d’« essayer de redonner de la valeur à l’information » avec trois approches.
- La mise en œuvre du journalisme dit « de solutions » : « Entre l’actualité catastrophe et l’actualité heureuse, une troisième voie, parallèle. » Nous l’avons présenté (Point commun – 8 juillet 2021 et 10 juin 2022).
- La capacité de l’information à expliquer le monde, avec l’exemple de The Conversation France dans lequel écrivent quelque 8 000 enseignants-chercheurs, avec l’aide de 20 journalistes professionnels.
- La capacité de l’information à agir sur le réel. Il rappelle que les reportages d’Albert Londres sur le bagne de Cayenne ont conduit à sa fermeture et évoque le travail de Disclose et Les Fossoyeurs, l’enquête de Victor Castanet sur les Ehpad.
Pour Didier Pourquery, une pratique journalistique solide « peut fournir aux “fatigués de l'actu” de vraies pistes de réflexion, d’engagement et d’action ». Il évoque aussi l'« information pour le monde suivant », cercle de réflexion sur « l’information qui conduit à s’engager et à agir ». Voilà qui fait écho aux préoccupations de celles et ceux qui conçoivent et réalisent les publications des collectivités.
« Un risque démocratique »
Didier Pourquery fait référence à la « fatigue informationnelle » (Point commun – 22 septembre 2022). David Medioni et Guenaëlle Gault, les deux auteurs de cette étude, soulignent que « cette fatigue informationnelle comporte un risque démocratique ». Bruno Patino va dans le même sens, mais sur le mode positif : « La qualité et la fiabilité de l’information sont des données essentielles à la qualité du débat public. (…) Contrôler l’action des pouvoirs et organiser l’espace public : ces deux fonctions de l’information contribuent à permettre au “public” d’agir en citoyen. » Tandis que Philippe Meyer interpelle ses confrères en lançant « Donnez-nous envie », Bruno Patino plaide pour une information « vérifiée, indépendante, responsable ». Vérifiée et responsable, la communication informationnelle peut l’être. Indépendante, c’est une autre histoire.
David Medioni et Guenaëlle Gault constatent aussi que « quand les médias ne relaient que les images anxiogènes, sans offrir d’ouverture sur des solutions qui débouchent sur l’action, le découragement et l’envie de se préserver l’emportent ». Ils analysent ainsi ce phénomène : « À force de vouloir attirer l’attention en attisant les émotions, les médias prennent le risque de cristalliser le débat public sur ce qui est le plus spectaculaire, le plus polarisé, et donc de mettre la lumière sur les extrêmes. Cela entraîne une disparition de la nuance. »
« Renouer avec la nuance »
La nuance à réinstaurer, la nuance à développer : c’est le… point commun des contributions du Un hebdo. Didier Pourquery a publié Sauvons le débat : osons la nuance (Presses de la Cité, 2021). Il cite le philosophe des sciences et physicien Étienne Klein : « Aujourd’hui on est bombardé d’informations (…) et notre cerveau ne peut pas toutes les gérer en même temps et doit donc pratiquer l’absence de nuance pour décider de ce à quoi il va accorder du crédit, de ce qu’il va rejeter. »
Les éloges de la nuance se multiplient. Thomas Legrand, chroniqueur politique à Libération, écrit : « [Dans les débats à la télévision] le clash donne l’illusion de la liberté de ton. Il n’en a que le bruit. C’est la mort de la nuance. (…) L’enjeu de 2023 pour la gauche, bien au-delà du personnel politique, sera de renouer avec la nuance. » Jean Birnbam, qui dirige « Le Monde des livres », face à la brutalisation du débat public, a trouvé des ressources chez sept écrivains ou philosophes, avec son essai Le Courage de la nuance (Seuil, 2021).
La nuance, ce n’est pas monochrome. Ce n’est pas fadeur ou platitude. Pour étayer notre propos, qui en a probablement besoin, voyons ce qu’écrivait Albert Camus en décembre 1944 : « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place. »
Haut les cœurs !
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