Monde d’après : gare à l’arnaque !
Quand on me parle du monde d’après, j’ai beau avoir envie de rêver, j’ai du mal à ne pas voir l’arnaque sémantique. Soyons clairs : n’imaginez pas que je ne rêve pas d’un monde meilleur, plus inclusif, plus solidaire, plus juste… Et ne croyez pas que je n’apprécie pas à leur juste valeur les initiatives et mobilisations citoyennes qui nous donnent des raisons d’espérer. Mais bon, naïvement, je me demande pourquoi ce monde-là on ne l’a pas fait avant. Vous vous souvenez ? Quand les soignants appelaient au secours depuis des mois voire des années en vain. Quand les éboueurs et les caissières étaient des invisibles sous-payés. Quand les livreurs à vélo (ou camion) étaient les nouveaux damnés de la terre. Quand les personnels des EHPAD dénonçaient la déshumanisation de leur métier…
Par Bruno Lafosse, directeur général de l’agence de communication publique et citoyenne Boréal, membre du Comité de pilotage de Cap’Com, ancien dircom de Dieppe.
Je connais la chanson : du passé, faisons table rase. Avec le déconfinement, nous serions entrés comme par magie dans le monde d’après. Les directives politiques, les pubs, les consignes managériales… Bref, tous ces discours bien léchés et dignes nous disent en substance : prenons appui sur cet incroyable moment que nous avons traversé. Déjà, on a plein de mots nouveaux à notre disposition : la distanciation sociale, le patient zéro, la réunion Zoom, le confinement et le déconfinement (on finit même par conjuguer le mot : tu confines où ?). Des gens que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam m’ont envoyé des messages prévenants, attentifs aux autres, ponctués de « Prenez soin de vous et de ceux qui vous sont chers » et parfois même avec des cœurs dedans !
Toutes nos marques préférées ont revisité leur storytelling, avec des newsletters riches de brand content pertinent pour prendre soin de moi, des miens, de ma maison, de mes pieds, de mon assiette… Après un moment de sidération, les pubs ont refleuri, plus douces, plus rassurantes que jamais. Plus rien à vendre, mais de l’empathie à revendre. Les trois fondateurs d’une compagnie de bus qui polluent pour pas cher m’ont assuré personnellement qu’ils tenaient à moi, car ils étaient aussi des pères et des amis, et pas seulement des dirigeants de start-up sans cœur.
Soudain des idées qui paraissaient ringardes triomphaient, sans lutte ni effort. Même la marque présidentielle Macron s’y est mise : les travailleurs et les jours heureux ont été évoqués avec des accents de Lutte ouvrière ! À longueur d’ondes, on s’est mis à vanter les mérites du service public, à chanter les louanges des maires, ces soutiers de la République, à louer l’engagement des enseignants, ces autres soutiers de la République. J’ai entendu rêver d’un nouveau système de santé, en pointe, public, sans fermeture d’hôpitaux de proximité, ni tarification à l’acte, et j’ai applaudi à 20 heures en espérant que ce rêve pouvait devenir réalité. J’ai même vu certains économistes de télé nous expliquer que l’orthodoxie budgétaire était à jeter aux orties. Enfin, on a parlé de revaloriser les métiers invisibles, de mieux payer tout le monde, de changer la hiérarchie de nos valeurs. À ce rythme, le/la médecin qui trouvera le vaccin contre la Covid-19 sera mieux payé que Neymar ou Jeff Bezos !
Bref, il aurait pu être chouette ce confinement, s’il n’y avait pas eu tant de morts dans nos hôpitaux et dans nos EHPAD, tant de souffrances pour les victimes et leurs familles, la « grippette » annoncée par certains ayant été plus rude que prévu. Sans parler du manque de masques, de respirateurs, de places en réanimation et de tests, et d’une gestion de crise qui restera comme un contre-modèle du genre.
Plus question de débattre démocratiquement du bilan catastrophique de la gestion de crise, des responsabilités des uns et des autres qu’il conviendra d’assumer, non : il faut aller de l’avant.
Heureusement, la pandémie nous a rendus humbles face à notre destin de simples mortels. Elle nous a contraints à l’introspection et nous a permis de revenir à l’essentiel. Du coup, plein de chouettes gens avec de chouettes idées nous expliquent qu’il vaut mieux passer l’éponge et aller directement à la case suivante : le merveilleux monde d’après. Plus question de débattre démocratiquement du bilan catastrophique de la gestion de crise, des responsabilités des uns et des autres qu’il conviendra d’assumer, non : il faut aller de l’avant.
Nous voilà donc dans ce meilleur des mondes. Un monde où les DRH sont des philosophes, qui redonneront du sens au travail et oublieront leurs obsessions pour les chiffres et les évaluations. Un monde où les super-riches paient leurs impôts comme nous. Un monde où le télétravail ne devient pas une nouvelle aliénation avec intrusion du professionnel dans tous les moments de la vie. Un monde où nos smartphones ne trahissent pas nos moindres éternuements. Un monde où l’on fabrique à nouveau du textile et des masques en France dans des conditions sociales décentes. Un monde où l’environnement et les ressources naturelles sont priorité numéro 1 et non source de profits.
C’est là que je pressens l’arnaque ! Derrière la façade consensuelle, derrière les mots vidés de sens, la violence sociale et économique a-t-elle disparu ? Sur quel projet et quelles mesures sommes-nous censés tomber d’accord ? La démocratie n’est-elle que le consensus mou autour de bonnes intentions ? La gestion des risques et des crises doit-elle obligatoirement n’emprunter qu’une voie, corsetée par une injonction à l’unité nationale ? Les prochaines catastrophes, nous les devinons, car elles sont en germe dans notre monde, même si elles se produisent toujours dans des configurations inédites : accidents industriels, crises sanitaires, catastrophes environnementales… De Fukushima à Ebola, du réchauffement climatique à la disparition de la biodiversité, tous les signes avant-coureurs sont là. Il faut les entendre et les décrypter pour tenter de prendre des décisions, sans doute complexes, parfois douloureuses, sûrement courageuses, qui permettront d’éviter ou de limiter l’impact des crises.
Rentrons-nous dedans : civilement et civiquement en mettant cartes sur table, conflits d’intérêts inclus.
Pour y parvenir, il faut de la confrontation avec des idées et mots qui n’avancent pas masqués. Si l’on ne veut pas contribuer à l’effondrement de la parole publique et politique, mieux vaut éviter le piège des mots valises et fourre-tout. Et ouvrir le débat. Pas le clash stérile, mais la discussion, la confrontation des idées et des solutions. Une confrontation publique, une saine dispute, avec les experts, les politiques, mais aussi les citoyens (grands oubliés des discours infantilisants de ces derniers mois) qui doivent être décideurs et acteurs de leur protection. Ouvrir le débat avec des options tranchées : je préfère un édito contestable mais franc de Beytout dans L’Opinion sur « Les profs ces éternels fainéants » à la proposition de loi qui vise, sous couvert de solidarité, à ce que les salariés donnent leurs jours de congé aux soignants pour réparer les pots cassés d’une politique d’abandon de l’hôpital public.
Quelques exemples de débats à conduire : la justice sociale va-t-elle de pair avec l’optimisation fiscale ? Le lobbying et la démocratie sont-ils compatibles ? Les Américains auront-ils droit au vaccin en premier car ils ont mis plus d’argent sur la table ? Prendre l’avion 30 fois par an est-il bon pour la planète ? Le glyphosate garantit-il une nourriture saine et durable ? Faut-il verser des dividendes lorsqu’on licencie ? Le dévouement des soignants mérite-t-il une augmentation de salaire ou une médaille ?
Rentrons-nous dedans : civilement et civiquement en mettant cartes sur table, conflits d’intérêts inclus. À force de faire croire que tout le monde est d’accord avec tout, que tout est compatible et « en même temps », grâce à la novlangue sympa et creuse de l’esprit start-up, on ouvre un boulevard pour ceux qui se tiennent en embuscade de la démocratie et surfent sur le discrédit de la parole politique.
Un dernier exemple : la lettre de licenciement pleine d’empathie envoyée par le CEO d’Airbnb, Brian Chesky. « Comme je l'ai appris ces huit dernières semaines, une crise vous apporte de la clarté sur ce qui est vraiment important. Le monde a plus que jamais besoin d'une connexion humaine et je sais qu'Airbnb sera à la hauteur. Je suis vraiment désolé. Sachez que ce n'est pas votre faute. Le monde ne cessera de rechercher les qualités et les talents que vous avez apportés à Airbnb… qui ont contribué à faire Airbnb. »
Alors, vous la voyez, l’arnaque ?