Se déplacer pour se rencontrer : vers une chorégraphie de la com culturelle
En amont du voyage d’étude à Villeurbanne sur la communication culturelle, le chorégraphe Mourad Merzouki revient pour « Point commun » sur ces barrières qui isolent certains publics du monde de la culture. Des limites qu’il a franchies, dans les deux sens. Pour lui, la communication culturelle est naturelle car son art est sans frontière et communicant, dès que l’on accepte de se déplacer. Un point de vue constructif et décalé, riche d’enseignements.
Chorégraphe de danse hip-hop et de danse contemporaine, Mourad Merzouki est directeur du Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne. Il y développe un projet intitulé « La danse, une fenêtre sur le monde », dont l’ouverture est le maître mot, et a créé en 2013 le festival de danse hip-hop Kalypso. Diffuseur de l'art chorégraphique et de la danse dans les espaces urbains, il témoignera de sa lecture du triptyque culture/publics/communication lors du voyage d'étude sur la communication culturelle jeudi 2 juin à Villeurbanne.
Deux journées pour s'inspirer et repenser sa stratégie de communication culturelle
Les 2 et 3 juin, un voyage d'étude sur la communication culturelle se tient à Villeurbanne. Organisées en partenariat avec la capitale française de la culture pour l'année 2022, ces journées visent à l'immersion complète dans les services de la ville et dans son territoire, à la découverte de leurs savoir-faire. Une occasion unique de repenser sa stratégie de communication culturelle, en s'inspirant de l'expertise, des méthodes et des pratiques d'un territoire où « jeunesse, arts, culture et vivre-ensemble » sont les maîtres mots de la politique culturelle.
Point commun : La communication culturelle a généralement pour mission d’aller toucher de nouveaux publics, souvent de jeunes publics. Avant d’être l’artiste que l’on connaît, vous étiez justement dans cette cible. Quel regard aviez-vous sur ces pratiques et cette communication ?
Mourad Merzouki : Pour moi, elle a été transparente, clairement. Elle n’agissait pas sur nous, nous les jeunes que l’on était. De la part de cette communication culturelle, il y avait une approche inexistante. Et pourtant elle déployait des affiches ; mais on passait sans les voir. Elles étaient là sans être là. Elles ne représentaient absolument rien pour nous. Il y avait comme une évidence : cela ne nous était pas destiné. Nous comprenions évidemment que cela venait de tel ou tel théâtre, en l’occurrence celui de la ville. Mais ce théâtre, on n'y entrait pas. Nous le considérions comme trop cher, trop élitiste… trop ennuyeux ? Il communiquait avec de belles affiches, mais cela restait de la déco, finalement.
Nous étions incapables de raconter ce qui se passait à l’intérieur de cette boîte (le centre culturel).
Je me souviens de la lecture que l’on avait de cette communication, portée par des affiches collées sur les bus ou dans l’espace public. Elles ne nous parlaient pas du programme ni de l’offre complète de ce théâtre. Cela, nous n’y avions pas du tout accès. Il nous aurait fallu pousser la porte de cet équipement culturel pour récupérer le programme. Nous ne l’avions pas dans la boîte aux lettres, comme ceux qui étaient dans le fichier. Ce n’est donc pas une affiche apposée au pied de mon immeuble qui m’aurait donné envie. Voilà ce qu’étaient nos réalités. Il y avait un fossé entre le centre culturel, qui était à 500 mètres à vol d’oiseau, et notre quartier. Ce théâtre était situé dans un espace relativement central dans ma ville, c’était également une aire de jeu, une place du marché. C’était notre espace, on s’amusait, on évoluait. Par contre on regardait cette grande boîte rose sans savoir ce qui se passait à l’intérieur. Et pourtant, sur la façade, il était gravé les mots suivants : « Maison du peuple » ! Cela fait réfléchir.
Point commun : Depuis la création de votre première compagnie, vous allez constamment à la rencontre d'autres artistes, d'autres publics, d'autres lieux : votre démarche artistique est-elle communicante ?
Mourad Merzouki : Oui, complètement. Cela a commencé avec Accrorap en 1988, puis avec Käfig en 1996. Le magazine de notre ville, Couleurs, a parlé de notre travail et cela nous a servi. Nous sentions que nous pouvions nous ouvrir. Mais comment partager ? Comment faire parler de ce qui nous anime ? Comment aller à la rencontre de l’autre ? Comment communiquer sur ce que l’on faisait ? Finalement cela s’est fait physiquement, c’est-à-dire en utilisant notre corps, ce que l’on savait faire. Nous sommes allés comme cela d’un espace à un autre, du quartier à la ville, de Lyon au Chili. Il nous semblait important d’être physiquement présents, au contact des gens. C’est la manière que nous employions pour réduire ce qui nous séparait des autres (géographiquement, économiquement, culturellement). Quand on commence a être « physiquement » avec l’autre, cela fait tomber les barrières et devient intéressant. Et, au fil du temps, à force de rencontres, notre travail va être vu autrement.
Si, à l’époque, on s’était contentés d’un dossier presse, cela n’aurait pas suffi. Il fallait qu’on comprenne le système.
C’était notre objectif, quand nous étions gamins, de partager notre passion. Avec le rêve d’être compris, encouragés, applaudis. Notre meilleure arme était donc d’aller à la rencontre, d’aller au contact, et la presse et les médias se sont accrochés à cette dynamique. Cela les a intéressés car c’était une dynamique nouvelle et « médiatique ». À l’époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux, et cet écho dans la presse était vital. Nous avons été ensuite suivis par les médias nationaux. Nous avons dépassé les frontières, cela a pris une autre dimension : Libé, Le Monde. Il y a eu l’effet « reconnaissance ». Il y a quelque chose qui s’est mis en place dès le début autour de cette authenticité, de cette confiance que l’on portait dans notre projet et le désir de le porter plus loin. Si, à l’époque, on s’était contentés d’un dossier presse, d’un projet pour un théâtre, cela n’aurait pas suffi. Il fallait qu’on comprenne le système.
Point commun : Cela était-il lié à votre forme d’expression artistique ?
Mourad Merzouki : Je pense que le fait de s’exprimer avec ce langage universel, le corps en mouvement, concerne tout le monde.
Le corps est un média sur lequel le politique doit plus s’appuyer pour décloisonner.
Le corps est un média sur lequel le politique doit plus s’appuyer pour décloisonner. On le voit avec les défilés, les événements dans l’espace public, les rassemblements, les cortèges. Être au même endroit et être sur ce langage qui touche tout le monde, c’est puissant. Cela aide, pour connecter les mondes, connecter les gens. Quand on organise un simple bal, il peut y avoir des corps très différents ! et ils bougent à l’unisson. Avec la danse, il n’y a pas non plus la barrière de la langue. Je peux être comme un poisson dans l’eau partout, au Brésil, en Croatie et de n’importe quel côté du périphérique.
Point commun : Le projet artistique du Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne, que vous dirigez, évoque « des allers-retours perpétuels entre une culture et un territoire ». Comment la communication publique locale y participe-t-elle ? Quelles sont les pistes pour la rendre plus efficace ?
Mourad Merzouki : On en revient toujours à l’action, aux allers-retours entre culture et territoire. Ce que je demande à mes équipes, ce n’est pas seulement d’envoyer l’information aux écoles, de façon passive, les invitant simplement à venir au spectacle avec les élèves voir le travail fini. La demande est différente, à contre-pied, ou plutôt en se référant au principe des vases communicants.
On n’attend donc pas les bras croisés que les publics viennent. On fait sortir les artistes de leur studio.
L’artiste fera d’abord un travail à l’école (ou dans un autre lieu d’activité), un travail pédagogique, puis les personnes qui l’ont reçu sont invitées à venir dans notre centre. La communication culturelle vient appuyer ces temps très concrets dans les lieux mêmes. On n’attend donc pas les bras croisés que les publics viennent. On fait sortir les artistes de leur studio, on va dans des lieux qui ne sont pas pensés pour la danse. Nous nous déplaçons, comme cela, pour y présenter des pastilles artistiques. On appuie la démarche avec des éléments de communication. On fait passer le message : « Il va se passer autre chose, suite à ces échantillons, mais ailleurs, alors venez. » Il y a encore beaucoup de méconnaissance de ces lieux pour apporter de l’intérêt, de la curiosité et aussi de la confiance. Faire les liens entre les espaces. À Créteil, cela fonctionne assez bien parce que l’on voit des familles venir, on va aussi à la rencontre.
Point commun : Vous auriez un exemple concret ?
Mourad Merzouki : Oui, nous avons une démarche très concrète qui se nomme le Marathon de la danse. Nous les proposerons à nouveau à l’automne dans le cadre de Karavel et Kalypso, à destination de 3 500 élèves en région parisienne et en Auvergne-Rhône-Alpes. Le danseur pousse la porte d’une classe, les enseignants et les élèves sont assis.
Nous commençons par répondre à quelques questions préparées, posées par les élèves. L’artiste est à quelques mètres devant eux, ensuite il exécute une chorégraphie sur site. Les enfants vibrent, interrogent, perçoivent mieux. Il y a des réponses concrètes, pour des questions quelquefois très pratiques : « Comment on vit de ce métier ? » Ensuite, d’une façon naturelle, les enseignants nous disent : « On voudrait voir tel ou tel travail dans les conditions du spectacle. » Les rendez-vous sont pris, le contact établi. Avec un mail, cela aurait été plus long, et plus compliqué !
D’où vient Mourad Merzouki ?
Sa formation s’enracine dès l’âge de 7 ans dans la pratique des arts martiaux et des arts du cirque à Saint-Priest, dans l’Est lyonnais. Quand il a 15 ans, sa rencontre avec la culture hip-hop l’emmène vers le monde de la danse. Il s’attaque à la chorégraphie et crée ainsi sa première compagnie, Accrorap, en 1989, avec Kader Attou, Éric Mezino et Chaouki Saïd. Il développe cette gestuelle née dans la rue tout en se confrontant à d’autres langages chorégraphiques. En 1994, la compagnie présente Athina lors de la Biennale de la danse de Lyon, un véritable succès qui réussit à transposer la danse hip-hop de la rue à la scène. Les premières représentations internationales de la compagnie la mènent vers des terrains inexplorés, comme un camp de réfugiés en Croatie ; Mourad Merzouki y fait l’expérience de la danse comme puissant vecteur de communication.
Pour développer son propre univers artistique lié à son histoire et à sa sensibilité, le chorégraphe décide de fonder en 1996 sa propre compagnie, qui prend le nom de sa pièce inaugurale : Käfig signifie « cage » en arabe et en allemand. Ce choix indique son parti pris d’ouverture et son refus de s’enfermer dans un style. De 1996 à 2006, il crée 14 pièces, dont la diffusion ne cesse de s’élargir. À partir de janvier 2006, il imagine et conçoit un lieu de création et de développement chorégraphique, impulsant la mise en œuvre d’un nouveau rendez-vous pour la danse hip-hop avec le festival Karavel : le centre chorégraphique Pôle Pik ouvre ses portes à Bron en 2009.
En juin 2009, le chorégraphe est nommé à la direction du Centre chorégraphique national de Créteil et du Val-de-Marne. Il y développe un projet intitulé « La danse, une fenêtre sur le monde », dont l’ouverture est le maître mot. Il poursuit, à côté de la création et de la diffusion de ses spectacles, un travail de formation et de sensibilisation à la danse hip-hop, en créant des rencontres originales favorisant l’accès à l’art chorégraphique et le soutien aux équipes indépendantes. En 2013, il crée le festival Kalypso, offrant un nouvel espace de visibilité aux compagnies de danse hip-hop sur le territoire francilien. Mourad Merzouki est membre de la commission d’aide à la création chorégraphique de la DRAC Île-de-France et du comité mécénat danse de la Caisse des dépôts. Il figure dans le Who’s Who et a fait son entrée dans le Petit Larousse illustré 2019. Ses dernières créations : Vertikal en 2018 et Zéphyr en 2021.
Crédit photo principale : #Karavel13 -Gilles Aguilar 2019