Vers des lignes de conduite du recours à l’IA pour la communication publique
Depuis l'apparition de ChatGPT il y a près de deux ans, les communicants publics s'étonnent, se questionnent, s'agacent parfois, s'inquiètent de l'utilisation de l'IA qui bouscule le métier. Et s'il était temps pour la profession de se pencher sur le cadre d'usage de l’IA en communication publique ? Deux communicants, Caroline Brunot, responsable du service communication numérique du département du Val-de-Marne, et Pierre Bergmiller, responsable communication numérique de la ville et de l'Eurométropole de Strasbourg, ouvrent la voie en proposant des premiers grands principes.
Sauf à vivre dans une grotte, chacune et chacun d’entre vous sera sans doute d’accord avec ce constat : l’intelligence artificielle est en train de bouleverser notre quotidien, qu’il soit personnel ou professionnel.
Alors, on imagine déjà ce que vous vous dites. Pfff, encore un article sur l’IA ? Ras le bol de l’IA, j’en mange matin, midi et soir. J’en peux plus de l’IA.
On vous comprend. L’IA, on en parle beaucoup, surtout depuis fin 2022 avec le lancement le 30 novembre de cette même année de ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer), premier modèle d’intelligence artificielle générative « grand public » développé par OpenAI. Son concurrent Bard (désormais Gemini), conçu par Google, sortira trois mois plus tard, suivi d’une kyrielle de nouveaux outils tels que Midjourney, Dall-E, Adobe Firefly, etc.
Un an après la sortie de ChatGPT, une enquête menée par Ipsos révélait que « 77 % des Français voient cet outil comme une révolution ». On y apprenait également que « plus de la moitié des Français étaient désormais familiers avec cet outil d'IA et l'avaient déjà utilisé ».
L’IA n’est pas une simple mode mais bien une révolution avec laquelle nous allons devoir faire, qu’on le veuille ou non.
L’IA, une progression exponentielle dans la compublique
Le premier article consacré à ce sujet sur le site de Cap’Com remonte à avril 2018. Dans « Intelligence artificielle : les métiers menacés dans les collectivités », Yann-Yves Biffe nous prédisait la révolution que l’IA allait engendrer dans certains métiers, notamment ceux de la compublique. Il avait vu juste.
En tant que communicants publics, nombre d’entre nous ont déjà passé ou s’apprêtent à passer le cap de l’IA. Un cap plus ou moins assumé encore, mais un cap quand même. En septembre 2023, à l’occasion d’un atelier dédié à l’IA lors des Rencontres de la communication numérique Cap’Com à Issy-les-Moulineaux, à la question « Qui dans la salle a déjà recours à l’IA ? », seulement quelques petites mains s’étaient levées. Trois mois plus tard, à Toulouse lors du Forum annuel, la même question posée a fait se lever à peu près les mains de la moitié des participants. La révolution de l’IA est bel et bien en marche dans la communication publique !
Dans le numéro de Brief paru en février 2024, Barbara Guicheteau – autrice de l’excellent dossier « Intelligence artificielle : quel usage en communication publique ? », mettait en exergue cinq usages principaux de l’IA par les communicants publics : générer/synthétiser des textes, produire/retoucher des images, enrichir des contenus ou du code, améliorer l’expérience usager (chatbots) et éclairer/challenger ses stratégies. Les usages sont multiples, dans tous les métiers, et les gains énormes. Gains de temps, gains en efficacité, gains en créativité, etc.
L’AI Act : une réglementation européenne applicable en 2026
Mais, car il y a toujours un « mais », la révolution de l’IA ne doit pas se faire à n’importe quel prix. Cette technologie soulève de nombreuses questions éthiques, mais aussi politiques et environnementales. Aucune loi ne réglemente pour l’instant l’intelligence artificielle, même si nous pouvons nous réjouir de l’adoption le 13 mars dernier par le Parlement européen de l’AI Act : il s’agit de la première initiative mondiale de régulation de l’IA.
Cette loi européenne établit des normes pour la collecte et l'utilisation des données, ainsi que pour la transparence des systèmes d'IA. Elle encourage la recherche et l'innovation tout en protégeant les droits des individus, notamment en matière de vie privée et de non-discrimination. Elle exige également une supervision humaine dans les décisions critiques prises par les systèmes d'IA. La responsabilité des développeurs et des utilisateurs est renforcée, avec des mesures de conformité et des sanctions en cas de non-respect des règles établies. Elle entrera pleinement en vigueur en 2026.
Un cadre européen à venir donc, mais quid de l’usage de l’IA dans le champ de la compublique ?
Un cadre éthique à construire pour la compublique
En tant que communicants publics, nous nous devons d’être exemplaires. Il en va de l’image de nos collectivités, de la fiabilité des informations que nous produisons et diffusons, de la confiance que nos publics nous accordent et du respect de nos métiers et savoir-faire. Comme la plupart des grands médias ou syndicats de journalistes (par exemple Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, RSF x Alliance de la presse d’information générale, etc.) ont commencé à le faire, des lignes de conduite éthiques de l’usage de l’IA pour la communication publique semblent incontournables.
Des lignes de conduite pour quoi ? Pour réaffirmer nos valeurs, notre déontologie et fixer des garde-fous, des lignes à ne pas franchir.
Des lignes de conduite pour qui ? Pour les communicants publics, qu’ils travaillent pour l’État, la fonction publique territoriale ou hospitalière.
Des lignes de conduite par qui ? Par les communicants publics eux-mêmes.
Les premiers grands principes
Avec beaucoup d’entrain, de curiosité et d’humilité aussi, quelques communicants ont commencé à réfléchir, à leurs heures perdues, à ce que pourraient être des lignes de conduite éthiques du recours à l’intelligence artificielle en compublique.
Sept grands principes sont apparus incontournables.
1. Donner la priorité à l'humain, son expérience, sa capacité de jugement, et sa subjectivité
Ne pas substituer l’intelligence artificielle aux communicants publics pour faire à leur place. L’intelligence artificielle est et doit rester un outil au service de l’humain, pas à son détriment.
La décision humaine reste prépondérante et centrale.
Les outils d’intelligence artificielle seront utilisés de manière mesurée pour optimiser le travail du communicant : gagner du temps sur certaines tâches, stimuler le processus créatif, etc.
L’usage de documents authentiques doit être privilégié pour traiter de sujets ou événements réels.
2. Assurer un contrôle des contenus
Les communicants publics doivent toujours pouvoir contrôler les contenus produits avec l’aide de l’IA, avant leur diffusion auprès des publics, dans un souci de maîtrise et de qualité de l’information publiée.
Ils doivent pouvoir à tout moment intervenir sur un outil d’IA pour le désactiver.
3. Se former pour choisir les bons outils et être efficace
L’intelligence artificielle peut être redoutablement efficace, à condition de pouvoir et de savoir s’en servir.
Le droit à l’expérimentation doit être encouragé.
Une offre de formation de référence pourra être proposée, en lien avec la DSI, et dans l'idéal avec l'ensemble des services concernés de la collectivité, et permettre ainsi aux communicants publics d’être en capacité de choisir les bons outils, adaptés à leurs besoins et les plus éthiques possibles.
4. Utiliser des outils d’intelligence artificielle éthiques
Les communicants sont invités à privilégier des outils éthiques, les plus respectueux possibles de la sécurité, de l’environnement et des valeurs du service public.
Les communicants publics porteront une attention particulière aux biais des algorithmes, de manière à les éviter ou les rectifier pour délivrer une information de la meilleure objectivité possible.
5. Respecter les droits d’auteur
Dans la mesure du possible, les droits de la propriété intellectuelle doivent être réaffirmés dans l’usage des outils d’intelligence artificielle.
Les œuvres protégées par le droit d’auteur ne pourront faire l’objet d’une reprise ou d’une modification par un outil d’IA sans le consentement de son auteur ou de ses ayants droit.
6. Respecter la confidentialité et la protection des données sensibles
Soumises au RGPD et garantes de la protection des données, les structures publiques pour lesquelles nous travaillons se doivent d’assurer le respect de la confidentialité et la protection des données, notamment sensibles : ne pas fournir à l'IA des données sensibles ou non conformes au RGPD, s'assurer qu'elles ne viennent pas entraîner l'IA sans en connaître le cadre d'usages, bien avoir accès aux CGU, savoir les décoder et les comprendre.
Ces impératifs ont un impact sur le choix et l’usage des outils d’IA, qui ne doivent en aucun cas mettre ces principes en péril.
7. Être transparent dans l’utilisation de l’intelligence artificielle
Dans un souci de transparence vis-à-vis de nos publics, les communicants publics sont invités à préciser lorsque le recours à l’intelligence artificielle a un impact significatif sur le contenu produit, en indiquant l’usage opéré et la partie du document ou visuel concernée.
Appel aux volontaires pour écrire la suite !
Peut-être sont-ils incomplets et imparfaits…, ces premiers principes auront le mérite d’avoir été posés. Nous avons procédé ainsi en vue d’ouvrir les échanges avec les communicants publics et les experts techniques et juridiques qui voudront bien nous accompagner pour élaborer des lignes de conduite dans lesquelles nous pourrons nous reconnaître.
Nous souhaitons les finaliser d’une manière collaborative afin que la grande famille des communicants publics se l'approprie. Nous invitons celles et ceux qui souhaitent y contribuer à se manifester auprès de Cap’Com.
Nous comptons sur vous !
Visuel d'illustration généré par Marc Cervennansky avec fluxPro.art
Prolongeons la réflexion aux Rencontres de la com numérique
Le jeudi 10 octobre à Rennes, la table-ronde d'ouverture des Rencontres nationales de la communication numérique du secteur public sera dédiée à l’appropriation concrète de l’intelligence artificielle par les communicants publics. Les échanges et les grands axes abordés permettront d’entrevoir des cas d’usages pratico-pratiques, d’envisager leurs impacts à moyen terme et de prolonger la réflexion sur le cadre à poser. Rendez-vous les 10 et 11 octobre au Couvent des Jacobins de Rennes.