Aller au contenu principal

Le métavers est-il à moitié vide ?

Publié le : 7 juillet 2022 à 09:23
Dernière mise à jour : 7 juillet 2022 à 14:07
Par Yves Charmont

Les investissements dans le numérique anticipent une grande unification des espaces virtuels. Les professionnels de la communication publique doivent-ils s’attendre à un impact sur leurs pratiques numériques, sur les réseaux sociaux et la gestion des contenus ? « Point commun » a interrogé Jean-Gabriel Ganascia, ancien président du comité d’éthique du CNRS. Il anticipe ici son intervention attendue aux prochaines Rencontres nationales de la communication numérique, à Paris, les 15 et 16 septembre 2022.

Dans les mêmes thématiques :

Jean-Gabriel Ganascia, informaticien et philosophe, professeur à la faculté des sciences de Sorbonne Université, ancien président du comité d’éthique du CNRS, membre de la CERNA (Commission de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique de l’Alliance des sciences et technologies du numérique). Auteur notamment de Servitudes virtuelles (Le Seuil, 2022) et du Mythe de la singularité : faut-il craindre l’intelligence artificielle ? (Le Seuil, 2017).

Point commun : Pourrait-on commencer par dire rapidement ce qu’est le métavers et d’où il vient ?
Jean-Gabriel Ganascia : C’est assez simple, le terme a été introduit par la littérature de science-fiction, il y a juste trente ans, avec le roman Snow Crash (titre français : Le Samouraï virtuel) de Neal Stephenson. L’auteur y décrit un univers virtuel avec des lois particulières, dans lequel hommes et femmes se promènent. Mais l’idée est plus ancienne : nous pouvons remonter à Philip K. Dick, un auteur de science-fiction prolifique, et surtout au roman de Daniel F. Galouye, Simulacron 3. Un univers dans lequel les hommes font des expérimentations sur des avatars dans un monde virtuel pour les évaluer. Ils finissent par imaginer qu’eux-mêmes pourraient bien être des simulations créées par un univers plus grand… Un argument qui a servi pour construire la série des films Matrix, mais Fassbinder en avait fait un film dès 1973. Le métavers, c’est donc de la science-fiction.
Mais ce mot est devenu à la mode parce qu’il a été choisi comme étendard par Mark Zuckerberg, en 2021, au moment où sa société était en difficulté du fait d’une lanceuse d’alerte – en effet, il était apparu que les algorithmes de Facebook donnaient un rang prioritaire au sentiment de colère, ce qui avait tendance à radicaliser les discours. Mark Zuckerberg semble avoir réfléchi depuis longtemps au sujet et a trouvé le moment opportun pour se lancer de façon massive. Il a décidé de changer le nom de sa société pour la nommer Meta, avec cette vision : toutes les relations entre les individus passeraient demain par cet univers virtuel. On aurait là un seul métavers. Et il en serait le possesseur ! Pourtant, par nature et par tradition, Internet est multiple.

Point commun : Il n’y aurait donc pas de lien entre une idée futuriste issue de la science-fiction et les développements des outils numériques aujourd’hui ?
Jean-Gabriel Ganascia : Pas sûr… Il faut bien comprendre que les scientifiques et les entrepreneurs américains ont une grande familiarité avec la science-fiction. C’est très différent de ce qui se passe chez nous, cela fait partie de leur culture, de leur façon de penser et de travailler pour le futur. Lors des grandes conférences sur l’intelligence artificielle, il y a des auteurs de science-fiction qui viennent faire des interventions. Cela va même au-delà d’une simple écoute : les financiers, les grands capitaines de la science et de l’industrie sont souvent fascinés par la littérature de science-fiction.

Il y a des échanges économiques et donc des enjeux réels dans un univers virtuel.

On peut prendre l’exemple d’Elon Musk, qui travaille toujours dans deux dimensions : le réel et l’imaginaire. Je pense également à ce fait étonnant, la constitution de la société Mirror Worlds, une compagnie fondée sur le livre éponyme de David Gelernter, à la fois auteur et professeur d’informatique à l’université de Yale, qui décrit un miroir en duplication du monde. Dans cette fiction, chacun peut avoir des interactions dans une ville virtuelle, avec des voitures, des lieux publics, des espaces de travail ou de détente… On peut y construire une maison. Il y a des échanges économiques et donc des enjeux réels dans un univers virtuel. Je note un point intéressant et récurrent dans la littérature romanesque sur les métavers : cet univers parallèle est encore une fois une sorte d’échappatoire à un réel extrêmement difficile. C’est étonnant en effet : les histoires de science-fiction qui introduisent le métavers dans leur trame le font comme un élément d’une dystopie. Soit pour échapper à un monde exsangue, soit comme une vie après la mort. Ce n’est pas si désirable.

Point commun : Pourquoi les communicants publics devraient-ils rester en veille sur ce sujet ?
Jean-Gabriel Ganascia : Je pense que ce qui est difficile avec le numérique c’est l’écart entre l’horizon ultime magnifié et la réalité qui est derrière. Nous ne devons pas spéculer sur cette approche prospective, issue de la science-fiction, elle fait partie de l’imaginaire.

On utilise déjà des avatars. Les citoyens y sont habitués.

Mais aujourd’hui, il y a des technologies qui se développent dans ces domaines. Concrètement. Bien évidemment, il faut suivre et être en veille, car cela va vite. Pour le patrimoine, l’éducation, les relations sociales, on utilise déjà des avatars. Les citoyens y sont habitués. Et les applications vont se multiplier.

Point commun : Pourriez-vous décrire le métavers sur un plan technologique actuel ?
Jean-Gabriel Ganascia : Oui, la question technologique est un aspect à appréhender. Qu’est-ce que métavers veut dire de ce point de vue ? Ce sont tout simplement des réalités étendues :

  • premièrement, des réalités virtuelles, entièrement créées, en trois dimensions, avec la possibilité d’avoir des sensations comme toucher des objets, une véritable immersion (on peut se promener à l’intérieur, naviguer) ;
  • deuxièmement, les réalités augmentées, ce qui n’est pas pareil : on va pouvoir changer la perception de ce qui nous entoure en ajoutant des informations dans le champ de vision.

Chez Mark Zuckerberg, la question des réalités étendues est d’ailleurs ambiguë, il penche régulièrement d’un côté ou de l’autre.
On présente souvent les équipements 3D comme une image symbolique du métavers. C’est clairement prendre le parti de la réalité virtuelle. Et cela implique d’être capable de reproduire les sensations (nous avons cinq sens) : casques pour la vue et pour l’ouïe, d’autres équipements pour les aspects tactiles et le mouvement kinesthésique (télécommandes, vibrations, sièges). Mais pour l’olfaction et le goût, on n’y arrive pas vraiment. Les odeurs sont difficiles à évacuer. L’immersion vient donc de la coordination d’au moins trois sens. Sur cette base, les technologies proposent une navigation en tournant la tête de façon à avoir la sensation du réel, pour se déplacer et entrer en interaction.

« Cela me fait plaisir de pouvoir échanger avec vous sur les thèses développées dans mon livre. »

Jean-Gabriel Ganascia faisait allusion, lors de cet entretien, au livre qu’il a récemment publié, Servitudes virtuelles, au Seuil. Il y décrit les limites de l’éthique usuelle face aux technologies digitales émergentes, dont l’intelligence artificielle. Cet ouvrage a été repéré et chroniqué par « Point commun » en avril 2022.

Point commun : Y a-t-il déjà des applications de ces technologies ?
Jean-Gabriel Ganascia : Avant de parler d’un futur métavers unifié, comme l’actualité nous le laisse imaginer, il existe déjà des applications de spécialités. Notamment pour les affaires militaires : ce sont les simulateurs de vol ou de tous types d’engins. Au début de la guerre en Ukraine, une analyse d’observateurs britanniques a mis en lumière un défaut de l’armée russe qui possédait de nombreux avions mais avec des pilotes qui avaient trop peu d’entraînement sur simulateurs et donc d’expérience tout court. Il y a d’autres domaines segmentaires, comme les jeux vidéo, première industrie du loisir, ou même le secteur de la mode. On voit déjà, dans certains lieux, des dispositifs permettant de visualiser des vêtements, des matières sur des avatars en mouvement.
Les objectifs de Meta semblent être différents, moins spécialisés et plus tournés vers un mégaréseau social sur lequel tout le monde échange. Je rappelle qu’une tentative avait déjà vu le jour, sur le même projet virtuel permettant de passer de la vie personnelle au jeu ou au monde professionnel : Second Life, en 2003.

Point commun : Cela recouvre-t-il vingt ans plus tard une réalité économique, viable ?
Jean-Gabriel Ganascia : C’est en effet un marqueur. Cette question n’est pas anodine. Mark Zuckerberg est tout de même un homme d’affaires !

On rejoint ici le monde réel des spéculateurs.

Il a une idée : c’est de faire payer un impôt aux concepteurs qui élaborent les espaces dans le métavers. Ou à leurs promoteurs. On rejoint ici le monde réel des spéculateurs, mais en cryptomonnaie pour les terrains virtuels. Afin qu’il n’y ait pas de manipulation, on va utiliser les NFT, les blockchains. Il y a là émergence d’un marché que certains n’ont pas hésité à évaluer à 1 000 milliards de dollars. Et nous enregistrons une série étonnante de transactions. Comme sur Decentraland où 90 601 terrains sont mis en vente, en monnaie virtuelle, pour 12 500 $ par parcelle, ou avec les ouvertures de boutiques sur Sandbox.

Point commun : Ces investissements ne gomment pas un certain scepticisme, qu’en est-il ?
Jean-Gabriel Ganascia : Comme tout le monde, je me suis aperçu que l’expérience de réalité virtuelle, qui passe par un équipement complexe, ne permet pas de rester indéfiniment dans le métavers. Quelquefois, le casque donne des maux de tête au bout d’une heure. On peut d’ailleurs noter que Google est plutôt positionné sur les Google Glass et la réalité augmentée. Je pense également que cette idée que l’on va tout regrouper dans un seul métavers pose problème, car les règles ne sont pas les mêmes selon que l’on serait dans le cadre d’un simulateur sérieux (militaire), ou dans un jeu ou dans un réseau social. De plus, si cet univers virtuel gonfle et prétend tout ingérer, cela posera des problèmes d’impact environnemental. Écologiquement, cela coûterait cher, ce serait très gourmand en énergie. Enfin, la question se pose : pourquoi se soumettre à Meta et Mark Zuckerberg ? Il y a là une possible nouvelle « servitude ». Même du point de vue technique, cela pose beaucoup de problèmes.

Point commun : Pourrait-il y avoir une unification collaborative ou naturelle ?
Jean-Gabriel Ganascia : Je ne sais pas, mais c’est une bonne question. On voit tout de même qu’il s’agit là d’un gros investissement, très spécialisé. Meta invente un business model tourné vers les réseaux sociaux, on est loin des collaborations du monde des logiciels libres. C’est l’angle choisi.

J’ai animé une table ronde avec des avatars ; eh bien c’était effrayant !

Et pour revenir à votre question précédente, sur le scepticisme vis-à-vis des ou du métavers, je me pose encore cette question : est-ce que l’on peut vraiment échanger avec quelqu’un virtuellement ? Pendant la crise de la covid, j’ai animé une table ronde avec des avatars (représentant des participants du monde entier) ; eh bien c’était effrayant ! Il n’y avait pas de retours lors des échanges, pas d’expressions, de réactions naturelles, intimes, humaines. Comment imprimer des émotions sur un avatar ?
Ce sont des questions qui mériteront d’être posées.

Photographie : © Emmanuelle Marchadour

Métavers et communication publique numérique en débat aux prochaines Rencontres nationales de la profession

La communication publique doit-elle s’intéresser au sujet et envisager quelque chose pour l’avenir ? Quels usages du métavers en communication publique ? Aux prochaines Rencontres nationales de la communication numérique, Jean-Gabriel Ganascia interviendra autour de ces questions aux côtés de Marie Cauli, anthropologue et professeure des universités à l’université d'Artois, co-autrice du Dictionnaire du numérique, et de Frédéric Bardeau, président et cofondateur de Simplon.co, organisme chargé de la formation en France aux métiers du métavers par Meta.

Rendez-vous aux Rencontres nationales de la communication numérique, les 15 et 16 septembre 2022 à Paris (Issy-les-Moulineaux) pour deux journées sur les tendances et les grands débats du moment en communication publique numérique.

À lire aussi :
La réalité virtuelle dépasse la fiction ?
Lire la suite
Ton maire dans le métavers
Lire la suite
« Icelandverse » : le newsjacking réussi de l’Islande
Lire la suite