5 deuils et 5 mutations pour le marketing territorial
L’évolution historique de la communication publique montre que, depuis plus d’une décennie, les schémas du marketing pénètrent les pratiques de la compublique. Même si, pour l’heure, il n’est pas question de sacrifier au tout "logique de marché", il est admis désormais que le marketing, qualifié alors de "territorial", peut influer sur les pratiques communicationnelles et venir les compléter. Voire, proposer un réel un changement de cadre pour nos références professionnelles. Mais, une fois cela posé, on s’aperçoit que "entrer en marketing", c’est certes s’enrichir, mais c’est aussi renoncer, tant ces nouvelles pratiques remettent en cause nombre de croyances de la compublique. Pratiquer le marketing, même s’il n’est que territorial, c’est donc faire son deuil de quelques pratiques publiques traditionnelles. J’en vois au moins cinq et, donc autant de mutations à opérer
Par Marc Thébault
1 - Deuil du visionnaire, place au prospectiviste :
Dans le privé, on ne produit, théoriquement, que ce que l’on peut vendre. Comme le précise Armand Dayan (Le marketing, PUF) : « Dans l’environnement concurrentiel qui est le sien, l’entreprise ne doit plus ne produire que ce qu’elle peut vendre, sous peine de ne rien vendre du tout. Avec l’idée primordiale qu’il faut connaître pour agir … ». Dans le public, les communicants, eux, doivent vendre coûte que coûte des visions politiques. Pourtant, le marketing, c’est la remise en cause de la capacité des élus à proposer des solutions clefs en mains au nom d’une vision quasi biblique. C’est la fin de la logique « voila ce que je propose, qui en veut ? », pour aller vers « que voulez-vous, que je le conçoive ? ». Dans une tribune libre d’avril 2004 publiée dans Stratégies de développement local, Liam Fauchard, prospectiviste, évoquant des comportements récurrents de responsables territoriaux face à une démarche prospective, mettait en avant une de leur réflexion récurrente « la prospective, c’est moi » en précisant « là, rien à dire, il faut se retirer humblement sur la pointe des pieds, avec force révérences … ». Et il remarque : « Tout ceci nous amène à dire, que la confusion principale vient du fait que les élus – très souvent, mais les chefs d’entreprise ne sont pas épargnés – confondent probable et souhaitable. ».
2 - Deuil du consensus mou, place au multiciblage :
Avec le marketing, nous ne sommes plus dans une logique où il faut plaire absolument à tous, quitte à raboter petit à petit discours et propositions pour supprimer toutes les aspérités qui pourraient déplaire à certains groupes, et tant pis pour les autres. Le marketing demande au contraire de diviser, de segmenter, pour toucher par des discours, des argumentaires et des moyens appropriés des groupes spécifiques, homogènes. Des groupes aux besoins, aux attentes et aux visions particuliers. Renoncement particulièrement difficile dans le monde politique où le consensus, même mollasson, fait figure d’unique salut. Les spécialistes du marketing, Philip Kotler en tête (Les clés du marketing, éditions Village mondial), proposent de segmenter soit en groupes démographiques, soit en groupes de besoins, soit en groupes de comportements : « … pour éviter de satisfaire moyennement, c’est-à-dire plus ou moins la totalité d’un marché potentiel, et pour mieux lutter contre la concurrence en répondant de manière plus précise à des souhaits particuliers, l’entreprise doit découper cet ensemble hétérogène en sous-ensembles suffisamment homogènes parce que comprenant des acheteurs potentiels partageant des attentes et des besoins semblables, et adoptant un comportement d’achat semblable parce qu’ils recherchent des produits semblables … ». On peut imaginer les réticences : on commande aux dircoms publics de délivrer un même message à tout le monde car, par essence, un élu est l’élu de tous ! Pourtant, segmenter ne veut pas dire ne parler qu’à certains. Segmenter autorise de parler à tous, mais pas forcément en même temps, ni avec les mêmes média, et ni avec les mêmes arguments.
3 - Deuil du leadership unique, place à l’animateur :
Ni la communication, ni le marketing, ne peuvent être efficaces seuls, isolés des autres directions de l’institution, poursuivant leur propre logique sans veiller à la cohérence des autres discours et sans veiller à ce que leurs recommandations soient bien prises en compte par l’ensemble de l’institution. Par ailleurs, le marketing territorial a démontré que la promotion d’un territoire - le travail sur son attractivité - ne pouvait jamais aboutir sans la fédération de tous les acteurs locaux ou régionaux. Le collectif est la norme. Et avec lui, les négociations vers un argumentaire commun qui ne pourra jamais être imposé par une seule collectivité publique ou son seul Maire ou Président. Ce dernier n’est pas le leader, il est le coordinateur. Il n’est pas le chef, il est l’animateur d’une démarche commune et coproduite. Comme le rappellent Dominique Mégard et Bernard Deljarrie (La communication des collectivités locales, éditions LGDJ) : « Promouvoir le territoire en valorisant la personnalité, les savoir-faire et les ressources qui construisent son attractivité et composent son image reste l’un des axes forts du travail des communicants territoriaux […] La promotion du territoire ne se traduit pas seulement par l’image […] elle inclut les organismes périphériques spécialisés dans la promotion économique […] et essaie de se construire en partenariat pour mettre en avant un territoire de vie et pas seulement une institution ou un organisme … ».
4 - Deuil narcissique, place à la clairvoyance :
Au moins trois raisons, liées à la nature même du marketing qui demande, avant d’agir, d’avoir analyser son image et sa perception, donc ses atouts comme ses faiblesses. D’une part, il convient d’accepter le négatif, les critiques, les atouts ignorés, donc les remises en cause partielles ou totales des croyances. Mieux, il est important de les rechercher à tout prix, de solliciter leur remontée. Tant pis pour la jurisprudence de Marathon qui scelle le sort des porteurs de mauvaises nouvelles, il faut bien un jour dire, face aux élus, ce que les cibles analysées pensent vraiment du territoire. D’autre part, il convient également d’accepter les comparaisons. L’environnement public est concurrentiel. Et certains territoires semblent faire mieux que d’autres, ou bien leurs actions sont-elles plus vues, mieux perçues. Un proverbe dit que « quand je me regarde, je me désole, mais quand je me compare, je me console ». Certains territoires auraient tendance à faire l’inverse, pensant proposer le nec plus ultra des offres territoriales, sans se soucier d’observer ce que proposent les concurrents et sans se soucier d’analyser les perceptions de ces offres. Enfin, parce que le marketing territorial n’est efficace qu’au service d’un territoire, pas d’une institution, nous l’avons évoqué dans le deuil du leadership.
5 - Deuil de la parole déifiée, place au réalisme :
Le marketing entraîne la fin de l’aspect "sacré" de la parole publique. Il ne suffit pas de dire pour que les autres se taisent enfin, vous écoutent et vous entendent. Le marketing n’est pas une bataille de performances, mais une bataille de perceptions. Il ne convient donc pas de se satisfaire de la simple promotion de ses actions, il convient de vérifier qu’elles soient vues, perçues et retenues. Donc de le mesurer. Et c’est un nouveau pavé dans la mare d’une règle pourtant considérée comme souveraine en compublique, celle du Just Say It, par laquelle le premier devoir d’un communicant ne serait pas de vérifier que les actions de communication soient vues et convaincantes, mais seulement qu’elles soient faites !