« Accompagner la transition, c’est donner à voir une vision du monde »
Sociologue, politologue, Erwan Lecœur a écrit plusieurs livres sur la montée des populismes et sur la transition écologique. Actif au sein du réseau des communicants publics, il a été directeur de la communication de la ville de Grenoble et il est membre du Comité de pilotage de Cap’Com. Aujourd'hui consultant, il participe à la réflexion des communicants publics autour de la transition socio-écologique et de la mobilisation citoyenne.
Interview réalisée par Andréane Lecarpentier en ouverture de la cérémonie de remise en ligne du Grand Prix de la communication publique à laquelle ont participé, le 10 décembre 2020, plus de 400 communicants publics.
Tous en transition est le thème décliné cette année au sein du réseau des communicants publics. Expliquez-nous ce que recouvre pour vous ce thème de transition.
Erwan Lecœur : La « transition » est devenu un mot très à la mode. En tant que communicant, nous le savons bien. Nous avons longtemps parlé de développement durable, puis de changement climatique et d'adaptation des politiques publiques et de notre métier de communicant. Plus récemment encore est évoqué l'effondrement de notre civilisation par la collapsologie. Qu'est-ce que la notion de transition vient apporter à tout cela ?
Il faut d’abord dire que le défi climatique s'accélère et qu’il s’accompagne d’une prise de conscience forte, mondiale. De plus en plus de personnes pensent qu'il faut changer quelque chose et pourtant cela ne change pas vraiment. Nous sommes dans une forme de dissonance cognitive : un terme un peu barbare pour dire qu'on aimerait bien changer, mais qu'on n'y arrive pas. Cela ouvre aussi la porte à une forme de dépression globale, que certains appellent déjà la « solastalgie ».
Cette dépression liée aux effets du changement climatique peut conduire à des replis identitaires, des populismes ou tout autant à une société plus durable, plus apaisée. On peut s'entretuer ou s'entraider ! Mais cela se prépare. C’est ça la transition, un chemin qui est - à mon sens - pas seulement écologique, mais plutôt sociologique.
Les communicants publics sont des citoyens mais aussi des professionnels qui ont une responsabilité spécifique.
Et en quoi cette transition concerne-t-elle spécifiquement les communicants publics ?
E. L. : Nous allons avoir à faire face à des bouleversements qui sont socio-écologiques. Le réchauffement climatique, l'effondrement de la biodiversité, la santé, les mouvements migratoires, les inégalités : tout cela conduit à des transformations dans nos modes de vie, de production, de consommation, de déplacement et même, très certainement, dans l'organisation institutionnelle et démocratique.
Ce chemin concerne directement les communicants publics parce qu'ils sont des citoyens, mais aussi parce qu'ils sont des professionnels qui portent une responsabilité spécifique. Leur rôle - nous venons de le voir avec la covid - évolue fortement au moment des crises, qui transforment le métier et lui donnent un nouveau statut, de nouvelles missions.
Ne soyons pas tétanisés devant ce challenge : la communication publique en a connu d’autres dans sa courte histoire.
Comment avez-vous travaillé avec les communicants publics pour relever ce challenge, source d’inquiétude ?
E. L. : Nombreux sont les communicants publics qui travaillent sur ces questions de transition depuis maintenant plus d'une dizaine d'années. Il y a d'abord eu une période de sensibilisation et Cap’Com a largement contribué aux réflexions et aux échanges d'expériences. Je pense, par exemple, aux campagnes autour du tri et à l'éco-conception de la communication.
Ce qu’il y a actuellement de particulier, c'est que, depuis deux à trois ans, des groupes de travail au sein de Cap’Com, notamment son Comité de pilotage, portent pleinement cette question. Des articles, des débats, des ateliers lors des événements du réseau, comme lors du Forum de Bordeaux, abordent cette question sous tous ses aspects.
Une réflexion qui est menée en lien avec des travaux sur la défiance envers les élus et les institutions, sur les fake news, contre les discours simplificateurs et populistes – et plus récemment, sur la parole publique de proximité. Le Guide de la communication responsable, édité par l'Ademe en relation avec Cap’Com, illustre, entre autres, ces apports.
Il est nécessaire de construire un récit crédible, transparent, pédagogue.
Mais concrètement, comment contribuer à faire changer les comportements des citoyens alors que la parole publique est relativement faible et peu audible dans la société ?
E. L. : La sociologie nous apprend qu’il existe plusieurs façons de faire changer les choses, d'influencer une société. Il y a la parole d'autorité, mais elle ne marche plus très bien. Ou le conformisme. D’autres solutions existent pour faire bouger une société. Aujourd’hui, 85 % des personnes interrogées déclarent que l'environnement est vraiment important, mais seulement 15 à 20 % agissent. La bataille de l’opinion est presque gagnée. Mais il faut mettre en adéquation ce que les gens pensent déjà et ce que les gens font, et donc, pour un communicant public, travailler sur les ressorts des changements de comportements, pour faire évoluer les attitudes.
Changer les comportements, c’est là un vrai défi pour les communicants publics !
E. L. : Oui, et la crise de la covid nous a montré que des changements majeurs peuvent se réaliser très rapidement. On ne peut plus dire que ce n’est pas possible ! Mais pour réussir dans la durée, il ne faut pas que de la contrainte, ou de la communication infantilisante. Il va falloir que cette nécessaire évolution des comportements repose sur une nouvelle évolution de l'opinion. Je crois que l'opinion publique est globalement prête, mais qu’il faut l'aider à changer véritablement, durablement. Il faut alors accompagner les plus convaincus pour qu’ils donnent l'exemple, changent les normes, les représentations dominantes. Il faut aussi cibler les réticents, les publics les plus éloignés. D’où la nécessité d’une communication moins moralisatrice, davantage détechnicisée. Il faut aussi savoir construire un récit crédible, être transparent, pédagogue. Et pour le communicant, il s’agit d’être tout autant exemplaire que spécialiste.
Sur ces questions, les communicants publics sont souvent invités à travailler de plus en plus en transversalité. En quoi est-ce nouveau, en quoi cela change-t-il le métier ?
E. L. : Je crois que les communicants publics savent déjà, depuis longtemps, que leur métier évolue vers une forme de transversalité avec des citoyens, avec des parties prenantes et, bien sûr, avec les élus. Cela se fait déjà avec les agents en interne, avec les relais associatifs mais c’est aussi le monde de la culture, le monde scientifique avec lesquels il va falloir tisser des liens pour pouvoir influencer la société et la faire évoluer. Il faut s’appuyer sur le fait que dans notre société il y a des groupes qui sont des minorités actives, selon la définition qu’en fait Serge Moscovici, le psychologue social. Le très bon film Douze hommes en colère décrit bien cette théorie où une personne peut en faire changer onze autres sur un sujet très important.
Les communicants publics sont, d'une certaine façon, une minorité agissante.
Selon vous, les communicants peuvent-ils être des acteurs de nos nécessaires mutations. Allez, j’ose : peuvent-ils rejoindre ceux qui vont changer le monde ? Je crois que c’est ce que vous appelez de vos vœux ?
E. L. : Oui, ils sont d'une certaine façon une minorité agissante. Ils sont influents parce qu'ils sont des médias, parce qu’ils côtoient les pouvoirs et surtout parce qu’ils sont crédibles. Une minorité active, ce sont des personnes qui disposent d’une compétence acquise sur le fond du sujet, ce qui rend leur parole crédible. Des personnes qui agissent, qui ont un comportement exemplaire et qui sont en situation d’expliquer le changement tout en rassurant.
Ce sont aussi des personnes qui forment une communauté et qui sont en consonance positive dans ce groupe grâce auquel ils disposent d’une forme de reconnaissance. Un réseau professionnel, comme Cap’Com, peut contribuer et contribue déjà à fédérer cette communauté agissante, à mettre les communicants publics en symbiose, à permettre l’échange et à diffuser l’expertise.
Ainsi portée par le réseau, la parole des communicants publics peut-elle éviter les discours autour de l'effondrement sociétal en ouvrant des perspectives plus engageantes, plus optimistes ?
E. L. : La transition est un chemin, c'est-à-dire une façon d'aller vers quelque chose. Pour prendre ce chemin, il faut en apercevoir la destination. La pensée catastrophiste n'est pas une bonne manière de conduire cette transition. La destination doit révéler un monde plus durable, plus cohérent, plus juste.
Nombreux sont les communicants qui en sont convaincus, il faut alors proposer un récit collectif. C’est-à-dire donner à voir une vision du monde et pas seulement des problèmes présents. Il faut non seulement des solutions, mais aussi un objectif. Il faut porter un nouvel imaginaire, de nouveaux codes du bien-vivre ensemble. C'est cela qui va entraîner les gens, qui va influer sur leur société. Dans ce mouvement, une communication publique responsable a toute sa place.