Comment élargir l’éventail inclusif ?
Sortir de l’approche purement conceptuelle de l'inclusion pour viser l'appropriation des messages. C’est le conseil donné aux communicants par Cécile Allaire, chargée de l’accessibilité à Santé publique France. Elle donne corps à un nouveau concept, la littératie, qui interroge plus largement les capacités des publics à assimiler les informations.
Cécile Allaire est chargée de l’accessibilité et de la littératie à Santé publique France (fonction transversale au sein de l’agence). Elle travaillait déjà, en 2008, à l’INPES, sur les questions d’accessibilité de l’information en direction des personnes en situation de handicap.
Quel est votre domaine d’action ? Comment a-t-il intégré la littératie ?
Cécile Allaire : Je ne suis pas une professionnelle de la communication ; j’ai plutôt une formation d’économiste de la santé. J’ai commencé par œuvrer dans le milieu de la toxicomanie, du handicap. Je suis ensuite arrivée à l’INPES pour travailler sur les questions d’accès à l’information en santé. Depuis une loi de 2005, la puissance publique doit cet accès pour tous et doit mettre les moyens pour atteindre cet objectif. Dans cette perspective, j’ai travaillé pendant plusieurs années pour faire en sorte que les dispositifs d’information et marketing social soient plus accessibles à ces publics. Chemin faisant, nous nous sommes rendu compte (on parle là de « conception universelle » pour le terme anglais universal design) qu’en travaillant sur les besoins des personnes handicapées, on touchait d’autres publics. C’est alors que je me suis penchée sur le concept de « littératie » – une approche déjà avancée en Amérique du Nord. Plusieurs pays commençaient à s’en emparer en Europe (comme en Belgique), mais également sur d’autres continents, en Australie par exemple. Il y avait un intérêt croissant pour ce concept, alors qu’en France, on se focalise encore sur les freins rencontrés par certains publics comme les personnes illettrées, handicapées ou âgées.
Pour dépasser cette situation, depuis longtemps, la communication publique avait appris à mieux cibler ces publics à risque, à produire des messages adaptés, mais en les enfermant dans des communications spécialisées. Le concept de littératie, avec son approche positive – il renvoie à un ensemble de compétences –, va bien au-delà de la capacité à lire et à écrire : c’est aussi la capacité à critiquer l’information, l’évaluer, questionner, décrire, s’approprier une information. Est-ce que la seule capacité de déchiffrer un texte permet de se lancer dans une démarche administrative, par exemple ? Est-ce que des connaissances élémentaires de l’outil informatique permettent de suivre le chemin – pavé de clics et de champs à renseigner – pour activer ses droits ? La littératie va décrire ces processus, du déchiffrage à l’appropriation. Et nous savons que cela mobilise beaucoup de compétences.
Il va falloir revoir cette notion de grand public !
53 % des adultes n’atteignent pas le niveau nécessaire pour être autonomes, au quotidien, dans leur vie personnelle comme au travail.
Quand Cécile Allaire fait des interventions sur ce sujet aujourd’hui, elle cite une étude de l’OCDE (2012, 2017) : l’étude PIAAC (« Programme pour l’évaluation internationale des compétences pour adultes », également commentée par l'Insee et reconduite en ce moment par lui). Cette enquête décrit plusieurs niveaux de compétences, y compris celle qui permet de « juger de l’information la plus fiable », une notion dont on mesure l’importance chaque jour. Elle met en lumière plusieurs niveaux de compétences liées au traitement de l’information. Pour eux, le « niveau 3 » est celui qui décrit le niveau nécessaire pour être autonome, au quotidien, dans sa vie personnelle comme au travail. Et le résultat est cinglant : 53 % des adultes, en France, n’atteignent pas ce niveau 3. Les chiffres montrent également un affaissement plus tôt qu’on ne le croyait, dans la vie des individus : dès 36 ans, les compétences commencent à fléchir. Les plus âgés demeurant les plus concernés par ces niveaux faibles de littératie. Il est temps de prendre conscience que c’est plus de la moitié de la population qui est finalement concernée. Ce ne sont plus seulement, selon l'idée commune, des publics freinés par un handicap, par un déficit éducatif ou par l’âge.
Avec quels développements pour vos missions actuelles à Santé publique France ?
Cécile Allaire : Intervenant dans le domaine de la santé publique, j’ai surtout exploré un domaine d’application de la littératie, celui de la littératie en santé. Il y en a bien d’autres : la littératie financière, la e-littératie… Nous pouvons définir la littératie en santé comme la motivation et la capacité à aller chercher l’information, la comprendre, se l’approprier et l’appliquer au profit de sa santé. Cela implique des compétences variées, par exemple la capacité à décrire ses symptômes et interagir avec un professionnel de santé.
Le travail engagé vise à interroger les productions communicationnelles en direction du grand public, pour s’assurer qu’elles répondent aux besoins des personnes dont les niveaux de littératie sont moins élevés. Nous choisissons, avec des groupes de travail associant des usagers et des professionnels, les mots, le contenu de l’information, la façon d’expliquer les choses. Je prendrais comme exemple le fameux « cinq fruits et légumes par jour » ou le plus récent « l’alcool c’est max 2 verres par jour et pas tous les jours ». Comment ces messages de prévention élaborés à partir d’études scientifiques et de recherches solides trouvent-ils écho concrètement dans le quotidien de chaque citoyen ? Dans la même veine, comment mesurer l’impact de formules telles que « le parcours de santé » ou « Mettons en œuvre la stratégie : tester, alerter, isoler », qui illustrent à mon sens le hiatus entre les préoccupations stratégiques des organisations et la réalité du quotidien des individus ?
Communiquer pour tous – Guide pour une information accessible
Les recommandations qui avaient été commandées à Cécile Allaire sont sorties fin 2018 sous la forme d'un Référentiel de communication en santé publique. Elles s’adressent à tous les communicants publics, et pas seulement au domaine de la santé. C’est aujourd’hui une évidence, la littératie s’adresse à un large public et doit être considérée dès la conception de toute démarche de communication publique. Et les préconisations de ce guide permettent de produire une communication écrite, orale, numérique, visuelle, plus accessible à tous. Il se termine sur un petit chapitre pour présenter comment un organisme peut s’engager en faveur de la littératie et comment mieux prendre en compte les niveaux de littératie de la population.
Il y a dix ans, nous avons commencé par une approche empirique. De façon très pragmatique, on « remâchait » les communications, on ajustait, pour qu’elles soient accessibles aux personnes en situation de handicap. Nous avons émis des recommandations, pour les personnes sourdes et déficientes visuelles.
J’avais acquis la conviction qu’il faut agréger les processus, élargir, sortir d’un secteur spécialisé pour toucher un plus large public.
Lorsque la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie et le secrétariat d’État aux personnes handicapées nous a demandé de poursuivre ces recommandations pour les personnes déficientes intellectuelles, j’avais acquis la conviction que nous avions tout intérêt à agréger les processus, sortir d’un secteur spécialisé pour toucher un public élargi, soit 50 % de la population si l’on s’appuie sur les connaissances en littératie. J’ai fait un tour d’horizon international et, au Québec, découvert le travail d’une équipe universitaire qui avait déjà émis de premières recommandations. Nous avons convenu de travailler ensemble et avons fait une recension de la littérature internationale, venant d’associations, de ministères, d'universités. Et nous avons, pendant deux ans, avec la chaire interdisciplinaire de l’université du Québec en Outaouais (et ma collègue canadienne Julie Ruel, depuis juillet 2016), rassemblé des centaines de recommandations pour en proposer une synthèse aujourd’hui. Nous ont rejointes pour ce travail une association de collègues belges (Cultures et Santé), l’UNAPEI avec son travail sur le FALC (facile à lire et à comprendre), l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme et un spécialiste de l’accessibilité numérique.
Après ce temps de construction théorique, comment êtes-vous passée à la pratique ?
Cécile Allaire : L’équation est claire, un moins bon niveau de littératie est lié à une qualité de vie moindre : moins de possibilités de s’impliquer, de s’engager socialement, moins de confiance en la parole publique, moins de capacité à se former, moins bonne santé individuelle, etc. Cela fait écho avec le travail de l’Odenore qui s’intéresse au renoncement aux soins et qui met en avant plusieurs causes, liées à la personne, liées à l’environnement, liées au système. Cet aspect multifactoriel montre d’ailleurs que chacun peut, à un moment donné, être concerné par une difficulté à acquérir, comprendre et utiliser des messages ou des consignes. Je pourrais même prendre mon expérience comme exemple, car, récemment, j’essayais de joindre une mutuelle pour des raisons familiales… et j’ai fini par renoncer au bout de quinze jours ! Le chemin était parsemé d’embûches : impossible d’avoir quelqu’un au téléphone, procédure par internet avec des codes d’accès et des consignes complexes. La fracture numérique ne concerne pas que les seniors, on sait aussi que les plus jeunes, pourtant très outillés, utilisent l’espace numérique pour leurs relations sociales avec agilité mais, devant un processus administratif trop complexe, peuvent abandonner très vite.
C’est une sacrée responsabilité pour les communicants, et en même temps cela représente un challenge stimulant.
Mon travail s’organise à deux niveaux : je prévois des sessions/ateliers de sensibilisation/formation au sein de l’agence, auprès de nos agences de communication qui mettent en œuvre nos campagnes de marketing social, mais aussi auprès des partenaires et pour les communicants au sens large, comme avec cette interview.
Mon souci est de faire en sorte que nos outils, nos campagnes s’adressent à tous et pas seulement aux personnes dont les niveaux en littératie sont les plus élevés. Certains partenaires, comme la CNAM ou le Service d’information du gouvernement, se sont appuyés sur nos travaux.
Cela n’empêche pas d’ailleurs (2e niveau d’intervention), pour les plus exclus, le plus bas niveau de littératie (1 et inférieur à 1), de proposer des outils spécifiques particulièrement accessibles.
Pourquoi s’engager en littératie ?
Pour simplifier, on peut mener deux types d’interventions en littératie :
- soit on augmente le niveau de littératie du public ;
- soit (mais ce n’est pas exclusif), en tant qu’organisme, on fait en sorte de s’adresser à tout le monde, quels que soient les compétences et les niveaux de littératie.
La littératie est un formidable outil permettant de réduire les inégalités. Dans le domaine de la santé, on le considère comme un levier qui permet de réduire les inégalités sociales et de santé. En tant que professionnelle de santé, je ne peux pas agir sur le niveau de revenu, d’étude, le lieu d’habitation de mon public, mais je peux jouer sur la littératie en santé. Les chercheurs parlent d’un « facteur médiateur ».
Comment cela peut-il inspirer la communication publique locale ?
Cécile Allaire : Je dirais que, quand on pense un projet de com quel qu’il soit (campagne, réunion, support), il ne faut pas surestimer les connaissances de son public. Il faut se mettre dans la peau de l’usager, du citoyen, du consommateur, du parent, du patient… et sortir du costume de celui qui a élaboré une stratégie. Sortir de l’approche purement conceptuelle et inscrire le message dans un paysage compatible avec celui de la majorité du public. Le public n’est pas forcément motivé pour recevoir le message, par manque de temps, d’énergie, d’envie. Il faut lui faciliter la tâche, éviter de jargonner. Et puis toujours penser plusieurs modalités d’accès parce que tout le monde n’a pas la même aisance numérique, téléphonique. Nous l’avons vérifié récemment avec la mise en place de la vaccination anti-covid. Pour les personnes les moins à l’aise dans le système de soin, nous ne pouvions pas nous en tenir à l’adresse www.sante.fr, ou encore au numéro vert. On a donc choisi de mentionner la mairie et le pharmacien en référent (voir également l’espace accessible Santé publique France).
On ne fait pas de FALC (facile à lire et à comprendre), qui propose des règles élaborées pour les personnes déficientes intellectuelles, mais on propose une « info accessible à tous », qui permet à une grande partie du public de s’y retrouver.
Des exemples de travaux qui ont inspiré nos recommandations ? Les travaux en sciences cognitives sur l’utilisation des images nous montrent que l’utilisation de l’image favorise l’attrait, mais aussi la mémorisation et l’adhésion au message. Mais à certaines conditions ! Par exemple, l’image doit correspondre au texte, transmettre le même message. Dans le cas contraire, cela crée une dissonance cognitive et complique le travail de la personne qui reçoit l’information. Pour des documents imprimés, nous proposons de choisir des phrases actives, d’expliquer les termes techniques et de se départir d’un mauvais réflexe journalistique qui consiste à placer plein de synonymes pour éviter les répétitions ! Cela embrouille le texte pour beaucoup de lecteurs qui, quelquefois, y voient des sens différents. Évitons enfin le jargon administratif : on parle « d’établissement scolaire » à la place « d’école », « d’ayant droit », de « plan quinquennal ». Ce ne sont pas les mots de la vie de tous les jours. Les gens vont à la sécu, pas à l’assurance maladie !
Une dernière recommandation ?
Cécile Allaire : Volontiers. N’hésitez pas à tester vos communications, voire à associer quelques usagers à l’élaboration de l’information, c’est particulièrement précieux et même incontournable. Prenez de bons réflexes, y compris à titre personnel, comme à l’oral. On a tellement l’habitude de demander : « Est-ce que vous avez bien compris ce que j’ai dit ? » Alors qu’il faudrait plutôt dire : « Pour vérifier que j’ai été bien clair(e), est-ce que vous pouvez me redire cela avec vos mots ? »
Chiche ?
Illustration : © Olivier Mayer