Le marketing territorial, nouvelle thérapie de groupe ?
J’ai eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, vous le savez, j’ai un faible pour le fait de considérer le territoire comme une personne. Et ce point de vue m’a aidé très souvent à réfléchir et à construire, dans le champ du marketing territorial, ne serait-ce que parce que cette démarche demande, obligatoirement, un minimum d’introspection sur ce qu’est le territoire, tant d’un point de vue matériel qu’immatériel, et pourquoi pas aussi consciemment et inconsciemment. Un territoire, comme une personne, a un caractère, un profil psychologique, un vécu, des rapports aux autres et à lui-même, etc. Donc aussi des névroses qu’il convient de repérer au plus vite. Et pour lesquelles parfois une thérapie (ou une démarche s’en approchant) serait plus que nécessaire.
Par Marc Thébault.
J’ai également un penchant pour tenter de penser la communication publique par le prisme des théories de la communication interpersonnelle. Et j’ai pu vérifier chaque fois que cela fonctionne. Mais vous le savez aussi, je l’ai écrit très régulièrement.
Il y a quelque temps, un ami de longue date, psychologue (Didier L., il se reconnaîtra), s’est lancé avec talent dans de courtes vidéos qui présentent les fondamentaux des sciences humaines. Dans une des plus récentes, son propos était de présenter simplement une des notions fondamentales de l’analyse transactionnelle (1) (ou « AT »), ensemble théorique élaboré par le psychiatre Éric Berne, les « positions de vie », ou les « scénarios de vie ».
Pour Éric Berne, « le scénario de vie est un plan continu, formé et décidé dans la petite enfance sous la pression familiale, et qui dirige les comportements d'une personne dans les aspects les plus importants de sa vie ».
Faisons synthétique : la période de la petite enfance va nous faire nous forger des représentations de nous et du monde. Ces croyances, vécues néanmoins comme des certitudes, valent autant pour la vision que nous avons de nous-mêmes que pour celle que nous avons des autres. Je peux donc me considérer positivement, nous dirons alors « OK », ou de manière plus dévalorisante (non OK) et je peux aussi estimer favorablement les autres (OK) ou de façon plus négative (non OK). D’où quatre positions possibles, qui oscillent entre l’estime de soi et/ou des autres et, bien sûr, la mésestime de soi et/ou des autres.
- Non OK/OK. Je ne suis pas OK, les autres sont OK. Position de la dévalorisation et de la croyance que les autres sont meilleurs. Pente très glissante vers la dépression.
- Non OK/non OK. Je ne suis pas OK, les autres ne le sont pas non plus. Position douloureuse qui mène vers des issues pouvant être fatales.
- OK/non OK. Je suis OK mais les autres ne le sont pas. C’est la survalorisation de soi et/ou la surdévalorisation des autres. Nous ne sommes pas loin du clivage « winner/loser » cher aux Anglo-Saxons.
- OK/OK. Je suis OK, les autres sont OK aussi. C’est la position gagnante par excellence.
L'Autre, opportunité ou menace ? Et est-ce que moi, territoire, j’en vaux la peine ? La pandémie a contraint les territoires à se reposer ces questions et à revoir leur vision de l’Autre.
Ce rappel m’a permis de confirmer (oui, je sais, je suis victime de mes biais cognitifs) un certain nombre de mes certitudes. Notamment celle qu’un territoire ne peut tenter de convaincre et d’attirer que s’il s’appuie sur une vision juste de ce qu’il est, de ses atouts comme de ses faiblesses. Le tout étant de les relativiser, ou plutôt de les estimer à leur juste mesure, ni plus ni moins. Idem pour la vision de l’Autre.
Il se trouve que j’ai visionné cette vidéo à la fin du confinement, à l’heure où, dans le secteur de l’attractivité des territoires, se posait la question de l’évolution de ces démarches. Et, en particulier, pour le territoire où j’officie qui vise la cible des Franciliens dont une immense majorité déclare vouloir quitter Paris, et le plus vite possible. L’enjeu : tenter de profiter de l’image d’un territoire « refuge » où il a fait bon se confiner pour proposer « plus si affinités ». Mais, dans le même temps, aller chercher un public pointé du doigt régulièrement par ses comportements pendant le confinement, ses attitudes stigmatisées comme inciviques, égoïstes donc potentiellement dangereuses n’a rien d’évident pour l’intramuros. En gros, « non seulement les Parisiens se refilent le virus à qui mieux mieux, mais en plus ils viennent nous contaminer » ! Pas facile d’expliquer aux habitants que, pas de chance, c’est pourtant notre cible ! Idem avec une crise économique, donc de l’emploi, à venir ou déjà engagée. Il est impossible que les acteurs d’un territoire, s’ils sont victimes de cette crise, applaudissent nos actions pour aller vendre les emplois survivants à des Parisiens en mal de verdure.
Ainsi, si déjà dans une période que l’on va qualifier de « normale », la construction d’un argumentaire territorial suppose de s’analyser soi-même et de comprendre le fonctionnement et les attentes et besoins de celles et ceux que l’on souhaite attirer, la pandémie a contraint les territoires à se reposer ces questions et à revoir leur vision de l’Autre, ce que je vais résumer en : l’Autre, opportunité ou menace ? Et est-ce que moi, territoire, j’en vaux la peine ?
En somme, un territoire est ce qu’il est, avec son histoire, son présent, sa dynamique, ses opportunités, ses carences, ses manques, etc. Mais il l’accepte et ne tombe ni dans la gonflette prétentieuse, ni dans la méprise de lui-même. Et, en face, l’Autre n’est ni le Graal, ni le Sauveur, ni un modèle, pas plus qu’il n’est une menace, un danger ou le mal absolu.
S’accepter soi-même tel que l’on est et accepter l’Autre tel qu’il est également : une intention simple à énoncer mais qui suppose, avant, de faire le choix délibéré de démanteler, et à coups de masse autant que de besoin, le mur de ses croyances, même les plus anciennes. Les marketeurs/développeurs territoriaux doivent-ils se muer en nouveaux thérapeutes des territoires ?
(1) Précisions : l’analyse transactionnelle vaut vraiment que l’on s’y intéresse, même si elle a été parfois dévoyée et souvent dénaturée :
- par des dérives sectaires qui ont utilisé l'analyse transactionnelle comme moyen de sujétion ;
- par des pratiques psychothérapeutiques individuelles contestables, et contestées ;
- par l'intégration inappropriée de l'analyse transactionnelle dans le management des ressources humaines de certaines entreprises, et de leur organisation ;
- par l'élaboration de programmes de formation professionnelle ;
- et par une assimilation à une vulgaire technique de « développement personnel », champ pour lequel j’ai aussi peu d’attirance que la philosophe Julia de Funès elle-même !
Pour aller plus loin : Des scénarios et des hommes, par Claude Steiner, Des jeux et des hommes, par Éric Berne, et Le Triple Moi, par Gysa Jaoui.