Le mondial, le local et chacun
L’hypercrise nous conduit-elle à redéfinir nos repères spatiaux ? La question des « territoires » se pose, en effet, de nouvelle manière.
Par Alain Doudiès, consultant en communication publique, ancien journaliste, membre du Comité de pilotage de Cap’Com.
Les « guerres mondiales » ont frappé de nombreux pays, mais la Suisse et d’autres contrées, sans être épargnées par certaines conséquences des conflits, sont restées à l’écart. La « mondialisation » économique a abaissé ou effacé la plupart des frontières : elle détermine les déplacements des capitaux, des biens, des savoirs, des personnes. La crise écologique est planétaire : l’avenir de notre Terre commune est en jeu. Par ses causes et par ses effets, elle est à la fois mondiale et locale. Même ceux qui la nient la subissent. Successivement et, pour les deux derniers, conjointement, ces trois profonds mouvements d’internationalisation ont bousculé nos perspectives familières.
Un nouvel effacement des limites s’est produit avec la crise sanitaire. Le virus se déplace avec les voyageurs. Les mesures protectrices… ou les réflexes nationalistes ont freiné sa circulation. Mais les « gestes barrières » aux frontières n’ont pas empêché que tous les continents soient peu ou prou touchés. Ce phénomène est, lui aussi, planétaire.
Mais il a une autre dimension. Nous l’avons vécu comme tous les Terriens et aussi chacun à sa façon. En effet, à la disparition de frontières géographiques s’ajoute celle qui maintenait hors du champ public ce que nous avons de plus personnel : notre corps. Il y avait, certes, des politiques de santé publique. Mais, situation sans précédent, notre organisme a été la priorité des décisions du gouvernement et des collectivités, avant qu'Homo naturalibus cède progressivement la place à Homo economicus. Ce qui relevait de la sphère familiale et même strictement individuelle, intime, est devenu un objet politique. Le corps social et le corps privé se sont mêlés.
La réduction voire la suppression de frontières historiques et de leur perception psychosociale n’est pas hors champ de nos métiers.
Nous verrons si cette mutation se prolonge et devient révolution. Mais, d’ores et déjà, elle engendre des questions pour la communication publique locale. La réduction voire la suppression de frontières historiques et de leur perception psychosociale n’est pas hors champ de nos métiers.
Oui, les limites institutionnelles restent là : un espace bien délimité est un des fondements de la légitimité de la collectivité. C’est son « territoire » et, dans une formulation plus générale mise à toutes les sauces, on parle de « territoires ». Cet espace est le domaine d’action que la loi donne à toutes les collectivités. Chacune se situe avec les frontières administratives pour horizons, se pense avec le territoire comme identité. À tel point que l’on voit des cartes et même des logos dans lesquels le territoire est dessiné comme une île, sans territoires limitrophes. Aberrante petitesse de vue, étrangère à la vie des habitants auxquels ce périmètre ne dit rien. Ce « chacun chez soi » trouve sa plus flagrante démonstration dans le marketing territorial, professionnalisation de la concurrence entre… territoires. L’emboîtement commune/intercommunalité/département/région complexifie cette situation. Nous le savons bien.
La communication peut « voir globalement et agir localement », dans une approche large, ouverte et pas seulement cramponnée au territoire.
Il serait risqué et vain d’ignorer ces réalités et de militer pour la fin de toute démarcation. Le système institutionnel nous oblige. Il organise (à peu près !). Il rassure. Mais ne devons-nous pas, de manière plus déterminée, prendre en compte les habitants qui n’ont que faire de beaucoup de frontières ? Déjà les outils numériques échappent à toutes les frontières spatiales. Nous devons comprendre et appréhender les habitants dans toutes leurs dimensions. Leur aire de vie habituelle – domicile, travail, établissements scolaires, achats, loisirs – est sans frontières. Une grande partie de leur quotidien n’a rien à voir avec les limites de la commune ou des autres collectivités. Ce sont, à la fois, des usagers de services publics, des consommateurs de biens, des contribuables, des acteurs du monde économique ou associatif, des membres de familles, des citoyens et aussi des personnes, des individus… avec leur corps, leurs corps valides ou souffrants, désormais présents.
La communication peut ainsi « voir globalement et agir localement », dans une approche large, ouverte et pas seulement cramponnée au territoire. Elle peut prendre conjointement en compte le mondial, le local et chacun, donc l’officiel et le personnel : au-delà du territoire institutionnel, le territoire humain.