Pages de com : « Servitudes virtuelles » par Jean-Gabriel Ganascia
Sommes-nous encore libres ? Les flux de données attestent, trahissent, influencent nos vies affectives, personnelles et professionnelles (l’information et la communication, y compris publique, sont parties prenantes). Et notre quotidien commence à être guidé par les techniques de l’intelligence artificielle. Il en résulte une évolution majeure de la condition humaine, mais existe-t-il une alternative ?
On repense à ce nom qui désigne d’un terme anglais ceux qui sont passés de l’autre côté de l’écran, les « no-life », les « sans-vie ». Plus que des « geeks » simplement passionnés par les mondes numériques, ils ont renoncé à la vie matérielle, ou ont été absorbés par leurs écrans. Étranges zombies débranchés du réel, mais vivant ailleurs, dans une autre dimension, futurs habitants permanents du métavers.
Et à quel point le sommes-nous, nous aussi ?
Pour répondre à cette question, Jean-Gabriel Ganascia, professeur à la Sorbonne, où il mène des recherches sur l’intelligence artificielle, imagine une cartographie selon deux axes, l’un qui va du « branché » au « débranché », l’autre du « en vie » au « hors vie », c’est-à-dire une « approbation sans limites de la vie en ligne » (p. 35).
L’auteur, qui a présidé le comité d’éthique du CNRS, ancre son ouvrage dans de nombreuses références philosophiques mais aussi dans des recherches scientifiques récemment publiées. Il n’hésite pas à prendre parti, à utiliser le style littéraire et à chercher des références dans la fiction, ce qui rend ce livre très agréable et intéressant y compris pour les non-spécialistes. Voici un guide pour le cyberespace, qui devient visiblement de plus en plus un espace public. Il propose d’y avancer en suivant quatre voies, développées par Albert Camus, pour rester digne dans la servitude : « Lucidité, refus, ironie et obstination ».
« Sans doute les hommes sont-ils moins contraints qu’auparavant mais on les trompe de plus en plus, et cette tromperie a des effets considérables dans la société de l’information où elle s’apparente à de la fausse monnaie », affirme l’auteur.
Pour autant, Jean-Gabriel Ganascia rejette la vulgate « éthique » usuelle, jugée inefficace. Il nous invite plutôt à nous faire notre propre idée en confrontant les principes éthiques, en les heurtant, en les frappant comme avec un marteau, pour les entendre résonner dans le numérique, avec pertinence, ou de façon vaine. Le monde numérique totalitaire qui se dessine (et qui est déjà bien engagé, d’ailleurs) aura besoin que les êtres humains le domptent avant qu’il n’affecte leurs existences et leurs libertés.
Servitudes virtuelles
Jean-Gabriel Ganascia
Seuil
4 mars 2022
320 pages