Territoires : une histoire de comparaison et de complexes
Libérons nos territoires des complexes qui entravent leur promotion. Quand les communicants mettent « En thérapie » le marketing territorial, des traitements thérapeutiques adéquats émergent. Un diagnostic unique qui identifie les quatre principaux symptômes et prescrit les soins nécessaires.
Eh oui, des complexes, comme chez les êtres humains (allez, ne me faites pas croire que vous n’en avez pas !). Cette analogie entre les complexes humains et les complexes territoriaux a donné une idée à l'agence Bastille pour les dernières Rencontres du marketing territorial et de l’identité des territoires de Cap’Com : mettre les territoires sur le divan. Lors d'un atelier de co-construction, Marie Bougeois, directrice du pôle marketing territorial de l'agence, a proposé la méthode de Bastille pour identifier les complexes-clés des territoires, leurs symptômes et les remèdes, et l'a testé avec les communicants. Elle nous livre le résultat de ce travail collectif avec la complicité du studio Become qui a réalisé des facilitations graphiques autour des principaux complexes des territoires.
Les territoires font face comme jamais à des enjeux sociaux, écologiques, économiques. Poussés par une concurrence exacerbée, ils se sont engagés dans une course à la communication qui les amène à se comparer les uns aux autres. À tel point que de nombreux territoires en ont développé des complexes qui peuvent finir par inhiber leur réel pouvoir d’attraction. « Quand la comparaison entre par la porte, l'amour sort par la fenêtre », a dit l’écrivain égyptien Yahya Haqqï.
En principe – on le voit dans En thérapie, la série à succès –, un travail psychologique est destiné non pas tant à se changer soi-même qu’à changer sa relation avec soi-même, à trouver ou retrouver une certaine harmonie intérieure. Quand cette relation est abîmée, l’opinion déformée que nous avons de nous-mêmes ou l’opinion que nous imaginions que les autres ont de nous-mêmes devient angoissante et source de malentendus. Force est de constater que nous sommes davantage attirés par une personne rayonnante, bien dans sa peau, harmonisée intérieurement, que par quelqu’un de taciturne, inhibé, honteux, complexé, pas sûr de lui. Et s’il en allait de même avec les territoires ?
La thérapie pourrait alors se questionner ainsi : comment un territoire, en interrogeant sa relation avec lui-même, peut-il créer les conditions de son harmonie endogène, laquelle, en rayonnant à l’exogène, participerait à son attractivité. Ce qui serait recherché en premier lieu serait l’harmonie ; l’attractivité n’en serait qu’un des bienfaits secondaires. Nous avons imaginé que la première étape de ce travail était déjà de poser un diagnostic : identifier les complexes des territoires. Pour cet atelier, nous avons demandé aux participants, communicants publics et professionnels du marketing territorial, de se mettre dans la peau du docteur Dayan, le désormais célèbre psychanalyste d'En thérapie.
Derrière l’image, les clichés restent tenaces
Nous les avons d’abord interrogés sur les clichés qui leur venaient à l’esprit à propos d’un territoire ou d’un autre. Au fur et à mesure, nous les avons positionnés aux bons endroits sur une carte de France.
Souvent liés à la gastronomie, à la météo ou à l'accessibilité, les clichés qui ont émergé témoignaient du niveau de fierté des habitants ou de leur caractère.
Réfléchir aux complexes des territoires et identifier des remèdes
Nous avons ensuite réfléchi aux complexes dont les territoires peuvent souffrir avant d'identifier des remèdes pour les aider à améliorer leur relation avec eux-mêmes. Plus d’une vingtaine de complexes ont été identifiés, allant du complexe d’infériorité à celui de supériorité. Il y a par exemple celui qui se sent mal aimé ou celui qui est convaincu d’incarner le must en matière d’attractivité. Mais aussi celui qui se compare toujours à son voisin, qui a la sensation de souffrir d’injustice, ou encore celui qui ne se remet pas d’un épisode de son histoire. Celui qui se sent oublié des pouvoirs publics, le mal nommé ou encore le sans-atout (le classique « ni la mer, ni la montagne »)…
On prend alors vite conscience que les territoires sont alourdis de tout un tas de complexes plus ou moins refoulés qui sont autant de freins à leur rayonnement !
Libérons-nous de nos complexes
Sur cette vingtaine de complexes, nous en avons identifié quatre qui sont les plus fréquents.
- Le territoire qui se sent coupé en deux (et pourtant, en vrai, il s’aime bien)
- Le territoire qui est en couple avec son totem, mais… « c’est compliqué ! »
- Le territoire qui se dévalorise constamment (et qui répète 1 000 fois son discours avant le jour J)
- Le territoire qui se dit « Je suis très bien comme ça, laissez-moi tranquille »
Le cœur de l’exercice était ensuite de pouvoir collectivement :
- déceler les principaux symptômes annonciateurs du complexe étudié ;
- livrer un diagnostic en mettant en exergue en quoi ce complexe peut poser problème ;
- formuler des premières recommandations et imaginer des pistes de solutions, autrement dit des « remèdes » à prescrire pour soigner ce complexe.
Nous avons alors invité les participants des dernières Rencontres du marketing territorial à travailler sur ces complexes-clés en identifiant leurs symptômes et les remèdes possibles pour se mettre dans une approche active et pas seulement descriptive.
Le complexe
Certains territoires se sentent partagés, divisés ou coincés entre deux réalités qui leur paraissent antagonistes. On pense naturellement aux territoires composés d’une partie très urbaine et d’une autre très rurale, ou encore ceux qui peuvent être scindés avec d’un côté un secteur isolé, relégué, et d’un autre un secteur hyperconnecté, objet de toutes les attentions.
Symptômes
D’après les participants, le principal symptôme de ce complexe est la difficulté à faire émerger ou à nourrir un sentiment d’appartenance auprès des habitants et acteurs locaux. Être un territoire qui se sent coupé en deux, c’est finalement faire face à une absence d’identité commune et fédératrice, qui ne permet pas de mobiliser les habitants, eux-mêmes séparés par deux (voire plus !) expériences quotidiennes. Cela implique aussi parfois des inégalités de développement du territoire touché, avec, par exemple, des retombées économiques à deux vitesses.
Diagnostic
En matière de diagnostic, c’est la question de l’inégalité de développement, justement, qui est pointée du doigt par les participants. Disparités sociales, économiques ou culturelles, inégalité dans l’accessibilité, l’accès aux transports, aux zones les plus développées… L’écart semble se creuser à tous les niveaux.
Remèdes
Le premier remède proposé, c’est… de se parler. Autrement dit, se concerter, se rencontrer, échanger et identifier ce qui rassemble, ce qui unit, ce qui nous tire vers le haut. Mais aussi, détourner les potentielles critiques avec humour dans une approche bienveillante, identifier et porter des actions collectives de terrain pour rééquilibrer les asymétries et fédérer autour d’un projet commun rassembleur qui aurait vocation à être le totem du territoire.
Le complexe
Il y a en effet cette conviction selon laquelle être doté d’un totem, qu’il soit événementiel, festif, autour des loisirs ou autour d’une vocation économique, va nous permettre, en tant que territoire, de gagner en visibilité et en notoriété. Ce totem met en lumière notre offre, notre spécificité et nous permet de proposer quelque chose d’unique, digne d’être reconnu au-delà de nos frontières. La Vienne avec le Futuroscope (oui, c’est bien dans la Vienne. Mais euh… c’est où, la Vienne ?), la Vendée avec le Puy du Fou ou encore Carhaix avec les Vieilles Charrues font partie de ces territoires dotés d’un « produit-clé » qui les dépasse.
Mais que se passe-t-il quand justement ce totem va au-delà de sa fonction de levier et prend le pas sur l’image du territoire tout entier ? Commence alors une relation compliquée entre amour et désamour où le territoire peut se sentir un peu dépossédé et invisible.
Symptômes
Les deux principaux symptômes identifiés par les participants sont la difficulté à se définir autrement que par son totem et le fait de devenir un territoire de passage où l’on ne pense même pas à découvrir ce qu’il y a autour de ce produit si attractif (« du coup », dans la Vienne, il y a quoi ?). S'ensuivent des inégalités de développement du territoire, avec des zones potentiellement moins dotées car hors du potentiel d’attraction et de développement du fameux totem.
Diagnostic
La bonne nouvelle, c’est que ce totem permet aussi de positionner géographiquement le territoire et d’avoir un repère. En revanche, quand ce totem prend trop de place, le territoire manque en visibilité, c’est bien là que réside le complexe ; comment se détacher de ce totem tout en profitant de sa notoriété ? Cela demande un travail conséquent de diagnostic et d’identification des autres éléments identitaires en concertation avec tous les acteurs du territoire. Cela demande évidemment d’être assez créatif, d’innover pour tenter d’émerger en tant que territoire et non plus simplement totem.
Remèdes
Le fameux travail de storytelling est plébiscité par les participants comme le remède infaillible contre ce genre de mal ; écrire son histoire, définir un récit, raconter ce que nous étions avant ce totem, et ce qui persiste en termes de valeurs et de vision.
La fédération et la coopération entre acteurs autour d’un travail de maillage territorial prenant en compte le totem comme point d’ancrage, par exemple, en tout cas en l’intégrant totalement dans la logique de parcours, sont des pistes soulevées.
Le complexe
Se sentir trop petit vis-à-vis des autres, enclavé, exclu, pas attractif, pas accessible… Ça ressemble vite à un cercle vicieux de dévalorisation. Un complexe assez répandu qui touche des territoires qui ont tendance à s’autodénigrer, à se comparer toujours négativement, et qui considèrent de par leur topographie ne rien avoir à offrir (le fameux « ni la mer ni la montagne »).
Symptômes
Le principal symptôme annonciateur de ce complexe est la baisse démographique, qui peut parfois aller jusqu’à l’exode, notamment des talents et des personnes motrices, qui, lassés, pourraient aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Et qui implique à terme une fermeture des commerces, et une baisse globale de l’attractivité du territoire. L’autodénigrement ne donne pas non plus envie aux acteurs locaux de se rendre visibles, on peut observer une absence du territoire sur les réseaux (salons, manifestations, rencontres…) et une absence plus largement d’actions de promotion.
Diagnostic
Le diagnostic est posé : fuite des talents, perte de confiance dans les acteurs publics, complexe d’infériorité systématique, capacité d’actions bridée… Le cercle vicieux a pris le dessus, comment en sortir ?
Remèdes
Trois grands remèdes sont préconisés par les participants de l’atelier :
- s’appuyer sur tout ce qui est positif, sur ce qui fonctionne, et le valoriser auprès des habitants pour renverser la tendance !
- lancer une démarche de participation citoyenne autour d’expériences positives à imaginer et construire collectivement ;
- miser sur l’art et la culture pour proposer des opérations qui réussissent à porter la vision du territoire.
Le complexe
Et puis il y a aussi des territoires qui bénéficient d’une attractivité assez naturelle (alors même qu’ils peuvent n’avoir ni la mer ni la montagne), et qui ne se posent pas autant de questions. Ils se sentent même très bien comme ils sont !
Symptômes
Se sentir bien comme on est est une bonne chose, ne pas se remettre en question en est une autre. Le complexe qui nous intéresse ici est celui de la surévaluation. Valorisés dans les médias, ces territoires connaissent une attractivité croissante, une montée des prix et des logements qui peuvent devenir inaccessibles… Sauf que la belle époque ne dure qu’un temps.
Diagnostic
Le diagnostic peut être brutal. Les participants identifient une tendance au repli sur soi, un manque d’anticipation et une difficulté à se projeter dans le futur, potentiellement moins brillant. Ils soulèvent également un manque d’écoute vis-à-vis des publics, les visiteurs notamment, qui peut engendrer des difficultés qui risquent de s'installer.
Remèdes
Le principal remède préconisé : se comparer ! Réaliser un benchmark, regarder comment cela se passe ailleurs, s’inspirer, ouvrir ses horizons pour prendre un peu de recul.
Le développement de la participation citoyenne est également préconisé car, si les pouvoirs publics se trouvent satisfaits, on peut compter sur les habitants et acteurs locaux pour mettre le doigt sur les problématiques actuelles ou à venir. Une démarche plus prospective est également soulevée pour essayer d’anticiper les futurs déséquilibres qui pourraient être corrigés.